Si les juifs ont dû fuir la ville au 16e siècle, Lisbonne a aussi été la ville qui permit l’accueil des juifs fuyant l’Inquisition espagnole ou le transit des juifs fuyant le nazisme vers le continent américain. Mais elle depuis le tournant du 21e siècle une renaissance de sa vie juive.
D’un côté il y a la mer et de l’autre la rivière. Allers fréquents, retours récents, racontant 1000 ans d’une histoire juive passionnante, principalement dans un quartier, Alfama et d’autres que nous vous emmenons visiter pour trois jours et demi magiques à Lisbonne…
Jour 1 Alfama
Sur la place principale de Lisbonne, Sao Domingos, se trouve une église et un théâtre. L’église où a commencé le massacre des juifs convertis en 1506. Deux mille victimes en trois jours. Un monument sur la place commémore aujourd’hui cette tragédie. Et à côté un Mur de la Tolérance, qui célèbre cette valeur dans toutes les langues. Le grand théâtre Dona Maria a été pendant trois siècles le siège de l’Inquisition. Mais depuis un demi-siècle, la culture et le partage prennent au Portugal le pas sur le repli religieux.
Partage de pas entre citoyens et touristes lorsque vous descendez la sublime rua Agusta pour arriver à son Arc de triomphe où depuis 2013 vous pouvez monter pour profiter d’une magnifique vue. Et un peu plus bas, la toute aussi belle praça de Comerio aux bâtiments jaune safran.
Ensuite, on part un peu à l’est du quartier d’Alfama, vers la rua da Judiaria. Avant la conversion forcée (1497), il y avait à Lisbonne 3 judiarias, des quartiers juifs et non des ghettos, situés au milieu de la vieille ville. En vous y rendant, passage obligé par deux lieux intéressants.
Tout d’abord une maison témoin de cette époque avec des pierres taillées en pointe de diamant. Elle accueille aujourd’hui la fondation de l’auteur José Saramago qui a consacré d’ailleurs un livre à l’Inquisition. Deuxième lieu à visiter, la Cathédrale Sé, le plus ancien monument religieux de Lisbonne. L’intérieur est particulièrement étonnant avec ses influences artistiques romane, gothique, arabe et baroque.
Lors de la conversion forcée, les synagogues ont été réattribuées ou démolies. De même pour les commerces fournissant des produits cashers ou de culte. Il y a donc peu de traces de ce que fut l’ancien quartier. Néanmoins, le Portugal poursuit aujourd’hui ses efforts pour mettre en valeur le patrimoine culturel juif. Ce qui n’empêcha pas parfois de légères erreurs historiques.
Ainsi, la grande synagogue, située au milieu du quartier a été donnée à un ordre religieux catholique. Le bâtiment étant démoli en 1755, l’ordre est parti dans une autre église. Ainsi, petite erreur d’indication touristique, une plaque sur le portail manuelien, symbole de la renaissance portugaise, indique l’ancien emplacement de la synagogue en ce deuxième lieu où se réinstalla l’ordre chrétien.
Le quartier Alfama est également le berceau du fado, avec son musée dont nous vous conseillons la visite. Pour son exposition permanente très complète, mais aussi les inspirations étonnantes de cette musique. En 2012, lors d’une tournée européenne, Leonard Cohen déclara à un journaliste portugais qu’il avait toujours aimé le fado et qu’un des premiers albums qu’il acheta fut de Amalia Rodrigues. La visite d’Alfama est d’autant plus urgente que peu de traces de ces références, juives et artistiques demeurent depuis l’urbanisation massive encouragée par les investisseurs étrangers, notamment français. Les petites ruelles et échoppes aux plats locaux de sardines à deux euros ont été remplacés par des avenues et grands restaurants répondant aux nouvelles demandes et aux vacations airbnb.
En remontant vers le nord-ouest, nous vous conseillons la visite d’un autre musée, celui dédié aux arts décoratifs. Cet ancien palais racheté par le collectionneur Ricardo do Espirito Santo Silva, présente aujourd’hui de nombreuses œuvres locales mais aussi internationales. Une variété dans l’espace et le temps, différentes époques étant à l’honneur. Et pour clôturer la journée, l’inévitable Château Saint Georges, situé à proximité du musée. Anciennement témoin d’une histoire violente, il motivera aujourd’hui votre passage par sa vue imparable et ses sublimes promenades.
Pour dîner, nous vous recommandons le Barrio de Avillez. Un lieu qui offre plusieurs ambiances, taverne, pizzeria, bar, où l’on savoure tout particulièrement, Portugal oblige, les fraicheurs de la mer.
Jour 2 Campolide et Alcantara
Lors de cette première partie de journée, nous vous invitons à visiter les deux synagogues actuelles de Lisbonne et les autres lieux intéressants sur le chemin de trois kilomètres qui les lie.
La synagogue Ohel Jacob a été fondée en 1934 par des juifs ashkénazes originaires d’Europe centrale. Une époque où la majorité des juifs portugais étaient séfarades. La synagogue dispose également d’un petit musée présentant son histoire.
Vous descendez ensuite l’av. dos Combatentes jusqu’à la Fundaçao Museu Calouste Gulbenkian. De nombreuses œuvres d’arts sont présentées dans ce lieu symbole de curiosité et d’engagement depuis qu’il fut créé sous l’ère Salazar. Une visite qui se prolonge avec ses jardins qui accueillent aussi des événements culturels majeurs.
A peine 200 mètres au sud, en prenant la rua Marques de Fronteira, la visite en plein air se poursuit au Parque Eduardo VII. Traversez ensuite au sud du Parque la place Marques de Pombal en prenant la rua Braamcamp pour arriver sur la rue Alexander Herculano. Ainsi nommée, en hommage à l’historien qui raconta la vie juive.
Sur cette rue se trouve Shaare Tikva . La synagogue est en fonction en 1904, suite à l’abolition de l’Inquisition, et le retour timide des juifs, de Gibraltar et d’Afrique du Nord. Une synagogue discrète en conformité avec la volonté étatique.
Après les jardins, les plages pour cette journée qui vous fera douter comme Belmondo face à Gabin dans Un Singe en hiver, sur l’accueil que réserve un monument à la nature environnante ou l’inverse. Mais avant de ramasser des coquillages et crustacés alcoolisés, rendez-vous à Alcantara, à 10 minutes de voiture ou 20 minutes de bus de la synagogue.
Ce quartier accueille quelques-uns des plus chouettes bistrots de la ville et de nombreuses boutiques, notamment aux alentours de la LX Factory. Prenez votre temps et votre plaisir à vous promener à Alcantara en laissant les cartes et boussoles de côté. La plupart des établissements n’existaient pas il y a quelques années. Comme quoi, si l’ancien quartier Alfama a été ravagé par le béton qui bouffe l’herbe et les vieilles pierres, la créativité immobilière et culturelle a transformé Alcantara pour notre plus grand bonheur.
Notre coup de cœur, la librairie Ler Devagar. Cette ancienne imprimerie transformée en immense librairie est un cadre magnifique et inspirant. Son nom, « Ler devagar » signifiant « lire lentement ». Tout un programme. Vous pouvez également y manger.
Et si les jambes vous l’autorisent et l’estomac vous le recommande, une ballade en fin de journée le long des plages sera idéale. Les restaurants et docks serviront d’étapes aux leveurs de coudes.
Parmi les lieux proches que l’on vous recommande pour diner, le long des docks vous trouverez le restaurant Le Chat avec ses plats variés des fonds de marins ou le Club des Journalistes dans une ambiance cosy avec ses risottos et ceviches.
Jour 3 Belem
Un Musée juif, Hatikva, est actuellement en construction, confié au grand architecte Liebeskind. Il devrait être inauguré en 2025. Un terrain à Alfama était prévu, mais finalement il sera situé à Belem, le quartier des musées et du plus grand monastère de la ville, celui des Hiéronymites. Mais avant la visite de ce monument manuélien, passage obligatoire à la célèbre pâtisserie du quartier, « Pastéis de Belem ». De grandes salles accueillent les clients dans un somptueux décor, idéal pour savourer les spécialités, les azulejos. La pâtisserie « Comme à Lisbonne » située dans le quartier du Marais à Paris fait référence à cet établissement tant apprécié de Belem.
Suite à la visite du monastère, vous trouverez en face le jardin Vasco da Gama. Abraham Zacuto a d’ailleurs créé des tables astronomiques avec des caractères en hébreu, facilitant le voyage de Vasco da Gama et des autres explorateurs. Un tableau rend hommage à cette contribution historique.
Au sud du jardin se trouve l’emblématique Monument des découvertes. Construit en 1940, il célèbre le 500e anniversaire d’Henri le Navigateur. C’est d’ailleurs en ce lieu précis que Vasco da Gama embarqua. Autre monument emblématique qui ponctuera votre séjour, la Tour de Belem, située à un petit kilomètre à l’est. Construite au 16e siècle, elle servait de Sentinelle et veillera cette fois à la fin heureuse de votre séjour…
Texte de Steve Krief
Rencontre avec Esther Mucznik, présidente de l’Association Hagada, en charge du projet du Musée juif Tikva de Lisbonne
Jguideeurope : Dans la présentation du futur musée, vous mettez en valeur aussi bien la dimension portugaise que juive. Quelles ont été les principales contributions juives à la culture et l’histoire du pays ?
Esther Mucznik : Comme beaucoup d’autres Musées, le Musée Juif Tikva de Lisbonne raconte une histoire, l’histoire des juifs portugais, de sa présence documentée à partir de l’époque romaine jusqu’à aujourd’hui. Contrairement au stéréotype que les juifs sont un peuple à part, étranger en quelque sorte, notre objectif est de démontrer que c’est en tant que Portugais de religion juive qu’ils contribuent à la nation à laquelle ils appartiennent. Cette contribution a été extrêmement importante au long des siècles et continue de l’être. Mais il faut bien comprendre que cette contribution a lieu surtout pendant les moments de l’histoire où l’interaction nationale et une liberté, même relative, étaient possibles.
C’est le cas au Moyen Âge, entre le XIIème et le XVème siècle, lorsque les juifs étaient les médecins et les financiers des rois et de la noblesse. Quand ils ont pu jouer un rôle fondamental dans ce qu’on appelle aujourd’hui « l’expansion portugaise ». En tant que financiers, mais plus encore comme astronomes, diplomates et interprètes, grâce aux nombreuses langues qu’ils maîtrisaient. Dans le domaine de la culture, il faut rappeler que ce sont les juifs qui ont introduit au Portugal l’imprimerie. Le premier livre imprimé dans le pays fut le Pentateuque en hébreu, en 1487. Pendant le XVème siècle, il y avait au Portugal trois imprimeries (à Lisbonne, Faro et Leiria), ainsi qu’un atelier de copistes et enlumineurs qui a produit des manuscrits superbes. Cette contribution ne s’arrête pas au Moyen Âge. Elle continue dans la Diáspora à un niveau planétaire suite aux conversions forcées et à l’installation de l’Inquisition au XVIème siècle, et se maintient au Portugal après son abolition jusqu`à aujourd’hui.
David Harris, ancien CEO de l’American Jewish Committee, a réalisé une vidéo personnelle émouvante, diffusée sur votre site, concernant le rôle du Portugal dans le sauvetage des juifs pendant la guerre. Pouvez-vous nous parler un peu plus de ce rôle ?
À partir de 1933, les premières vagues de réfugiés du nazisme arrivent au Portugal, principalement des Allemands. Cette même année, l’organisation de jeunesse sioniste » Hehaver crée la COMASSIS, la Commission portugaise d’assistance aux réfugiés juifs, présidée d’abord par Adolfo Benarus, puis par le médecin Augusto Esaguy. La COMASSIS, qui a existé jusqu’en 1941, a joué un rôle décisif tout au long de ses huit années d’existence. Notamment avec le soutien de la Cantine Israélite et de l’Hôpital Israélite, et en parvenant à faire subventionner matériellement son action par HICEM et le JOINT. Ces organismes juifs américains d’aide aux réfugiés ont pris en charge les voyages et les frais de subsistance des réfugiés.
C’est également COMASSIS qui obtient des autorités portugaises les autorisations d’établissement au Portugal, après la chute de la France, du JOINT et d’HICEM, leur permettant d’exercer leur activité caritative au Portugal. Avec l’entrée en guerre en 1941, les États-Unis perdent leur neutralité et les deux organisations américaines ont été contraintes de quitter le Portugal. Dès lors, fort de sa notoriété et crédibilité, le président de la Communauté Israélite, Moisés Amzalak, déjà vice-recteur de l’Université technique de Lisbonne, auteur de nombreuse bibliographie et, fait important à l’époque, jouissant de la confiance de Salazar, assume directement, avec l’accord des directeurs du JOINT et de l’HICEM, l’aide aux réfugiés à travers la structure de la Communauté. C’est ainsi que fut créée la Section d’Assistance aux Réfugiés de la Communauté Israélite de Lisbonne, dirigée par le médecin Elias Baruel, vice-président de la Communauté, qui fonctionnera jusqu’au milieu des années 1950.
D’un point de vue religieux également, la Communauté fournissait aux juifs pieux les livres et les ustensiles nécessaires à la prière dans les zones de résidence fixe où ils étaient cantonnés par l’État. Bien que petite, la communauté juive de Lisbonne a joué un rôle important dans le soutien et l’accueil des réfugiés. Composée de médecins, d’avocats, d’enseignants et d’hommes d’affaires, bien intégrée dans la société portugaise et dirigée par un homme qui jouissait de la confiance des autorités, la communauté a mis ces caractéristiques au service des persécutés du nazisme, contribuant ainsi au sauvetage de milliers de personnes.
Tikva signifiant « espoir », donc espoir d’avenir, quels types de projets pédagogiques sont prévus pour la jeunesse ?
Il faut d’abord que les jeunes sachent ce qu’est le judaïsme, car les communautés au Portugal sont petites et n’ont pas la visibilité nécessaire pour se faire connaître. L’ignorance est le terrain plus fertile des stéréotypes. Il y a aussi la musique qui est importante, ainsi que les fêtes juives avec leurs traditions culinaires. Sans oublier bien entendu les grandes dates de l’Histoire. Nous utiliserons évidemment les nouvelles technologies pour rendre chaque projet plus clair et attractif. Mais tout dépend, entre autres, de l’âge des jeunes et de la qualité professionnelle du responsable du service éducatif. Il y a encore beaucoup de travail à faire là-dessus.