Bulgarie

Miniature médiévale représentant la tsarine Theodora, le tsar Alexandre et leurs enfants

Sur une miniature médiévale, la tsarine bulgare Sarah figure aux côtés de son époux, le tsar Alexandre, et de ses deux enfants, Shishman et Tamara. Reine juive, Sarah de Trnovo doit se faire chrétienne, et adopte le nom de Théodora. Au XIVe siècle, une telle union ne choquait pas à Constantinople – elle eût été inconcevable à Rome.

Des juifs, il en arrive alors sur les bords du Danube depuis plus de 1000 ans, bien avant les Slaves ou les Huns. Datant de l’époque romaine, une stèle, frappée d’une menorah et gravée d’inscriptions latines, a été retrouvée à Nikopol, dans le nord du pays.

La diaspora juive trouve asile dans cette terre de passage et de brassage qu’est la Bulgarie. Chassées du coeur de l’Empire byzantin, des colonies juives y font souche pendant des siècles dans une relative tolérance.

Dans les premiers temps, une compétition s’engage avec le christianisme pour la conversion des bulgares, encore athées. Le christianisme l’emporte, même si la foi des premiers Bulgares chrétiens est passablement syncrétique, tant du fait de ses emprunts au judaïsme que de la survivance de rites païens.

Synagogue de Sofia. Photo de Apostoloff – Wikipedia

Vers 860, des émissaires bulgares demandent encore au pape Nicolas Ier s’il faut retenir le samedi ou bien le dimanche comme jour de repos. Les prénoms des premiers princes bulgares, David, Moïse, Aaron ou Samuel, dénotent également une influence juive sur la vie du pays.

Déjà engagés dans des relations commerciales avec des coreligionnaires d’Italie et de Raguse (Dubrovnik), les juifs locaux, encore majoritairement de rite romaniote (byzantin), bénéficient de privilèges royaux, dont celui de détenir la fonction de tortionnaire !

Le rabbin Yaakov ben Eliyahu raconte en 1264 à son cousin apostat, l’Espagnol Pau Christiani, que le bon roi bulgare Ivan Asen II a ordonné à deux juifs de crever les yeux du gouverneur de Salonique, Théodore Ier Angelus, et de venger leur peuple, puisque celui qui est appelé le « diable grec » s’est distingué par sa haine contre les juifs. Mais pris de pitié, les deux commis à l’énucléation refusent. Ivan Asen II les fait alors précipiter du haut d’une montagne.

Mosaïque du IIIe siècle représentant une menorah retrouvée lors de fouilles archéologique à la synagogue de Plovdiv ©WikimediaCommons (Realsteel007)

Fuyant les persécutions d’Europe occidentale, des juifs affluent également par vagues successives au XVe siècle, d’abord de Hongrie, de Bavière, et plus encore d’Espagne, après leur expulsion en 1492 par les Rois Catholiques Ferdinand et Isabelle.

Passée sous domination turque, la Bulgarie, comme la Grèce voisine, est des plus accueillante pour les séfarades, les juifs espagnols qui prennent rapidement le pas sur les autres communautés. Plus nombreux, plus cultivés, plus prospères aussi, ils transmettent progressivement au reste de la communauté leur culture, dont l’usage du judezmo. Après le XVe siècle, on n’entend plus parler le yiddish dans les rues de Sofia, résume l’historienne du judaïsme bulgare, Vicki Tamir. Quatre cents ans plus tard, la culture hispanique est toujours vivante chez les juifs de Bulgarie, qui parlent le vieux castillan et cuisinent des plats espagnols qui ornaient la table de Cervantès, au milieu de la mosaïque des autres minorités, Grecs, Turcs, Albanais, Arméniens ou Tziganes.

Un souvenir de Canetti

« Les premières chansons enfantines que j’entendis furent chantées en espagnol, j’ai été bercé par ces anciennes romances ibériques, mais ce qui m’a le plus marqué, ce qui ne pouvait manquer d’impressionner profondément l’enfant, c’est, si je puis dire, une certaine mentalité espagnole. Les autres juifs, on les regardait avec un sentiment de naïve supériorité. »

Elias Canetti, La Langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (Vol. 1), Paris, Albin Michel, 1980

Rabbi Joseph Caro

Un rabbi éminent, Ephraïm Caro, exilé de Tolède, s’établit à Nikopol. Son fils Joseph, auteur du Choulkhan Aroukh (1567), un des plus grand traité de codification de la loi juive, prit le chemin de Safed, en Palestine. Dans le vaste Empire ottoman, où ils n’ont guère à souffrir de persécutions, soumis cependant à de lourdes taxations, les juifs se livraient à toutes sortes d’activités commerciales en liaison avec les autres communautés disséminées sur la côte dalmate, dans les Balkans et au Levant.

Le XIXe siècle voit surgir les nationalismes sur la scène balkanique. Les élites juives sont saisies par l’esprit des Lumières et les revendications égalitaires. Quand éclate la guerre russo-turque de 1877-1878, qui débouche sur l’indépendance de la Bulgarie, de nombreux juifs se joignent ainsi au mouvement de libération nationale largement contrôlé par les russes.

Mais, paradoxalement, l’émergence du nationalisme bulgare est concomitante du développement dans ce pays d’un antisémitisme peu répandu jusqu’alors, le juif étant assimilé à un suppôt de l’ex-occupant turc.

Des massacres et des pillages ont lieu, de la part aussi bien de la soldatesque bulgaro-russe que des bachi-bouzouks turcs : les communautés de Nikopol, Kazanlák, Svishtov, Stara Zaroga et Vidin, dont la toute nouvelle synagogue est détruite par l’artillerie russe, fuient en masse. Des milliers de juifs bulgares se réfugient dans les régions épargnées, ou plus loin encore à Andrinopole et Constantinople.

Ancienne synagogue à Burgas. Photo de Vassia Atanassova – Wikipedia

C’est dans ce contexte que le traité de Berlin de 1878, sanctionnant la défaite turque, fait obligation aux royaumes en formation dans les Balkans, dont la Bulgarie, d’accorder l’égalité complète des droits à leur minorité juive. Cependant, si les juifs sont soumis, comme le reste de leurs concitoyens, à la conscription, ils ne sont pas admis à l’Académie militaire, pas plus que dans le reste de la haute fonction publique.

Les difficultés économiques de la Bulgarie, sortie vaincue de la Première Guerre mondiale (elle a pris le parti des puissances centrales), nourrissent l’antisémitisme local, quand bien même elles touchent aussi les minorités juives.

C’est l’époque ou le grand reporter Albert Londres tient en haleine ses lecteurs français avec le récit des exactions des comitadjis, une pègre volontiers antisémite sous couvert de reconquête de l’indépendance de la Macédoine.

Aussi, n’observe-t-on pas en Bulgarie, au cours de cette période, de tendance aussi forte à l’assimilation que dans d’autres pays (Autriche, Allemagne, Hongrie…) où l’antisémitisme a pourtant des racines autrement plus anciennes.

Synagogue de Samokov. Photo de Anthony Georgieff – Wikipedia

Cela n’empêche pas les jeunes générations d’abandonner le judezmo, au profit du bulgare. Le premier journal juif du pays, Chelovecheski prava, est publié en bulgare, et un autre périodique de la communauté, publié initialement en judezmo, La Alborada (« L’Aurore ») passe lui aussi à la langue nationale. Pourtant ce n’est sans doute pas un hasard si c’est en Bulgarie que le mouvement sioniste connaît l’un de ses principaux succès, dominant dans l’entre-deux-guerres l’ensemble des institutions communautaires, consistoire compris. Plus de 7000 juifs bulgares émigrent vers la Palestine avant 1948.

Allie de l’Allemagne nazie, le royaume de Boris III de Bulgarie adopte, dès 1940, une législation antisémite très sévère, privant rapidement les juifs de tout moyen d’existence, par une succession d’interdictions, d’expropriations, et de décrets les obligeant au travail forcé. Cependant, lorsque les services d’Adolf Eichmann exigent la liquidation finale, en 1943, le sort des armes a commencé de s’inverser pour les puissances de l’Axe. La bataille de Stalingrad a marqué un tournant dans la guerre, les alliés sont en Afrique du Nord et la question de l’ouverture d’un front dans les Balkans est posée.

Synagogue de Plovdiv. Photo de Yossi Nevo – Wikipedia

La Bulgarie livre tout de même sans sourciller les 12000 juifs de ses territoires annexés (Macédoine, Thrace, Pirot en Yougoslavie), mais pas ses propres nationaux, grâce à l’intervention d’une partie de l’intelligentsia et aux hésitations nées au sein de l’appareil d’État, sensible aux avertissements que lui adressent les puissance alliées. Les 50000 juifs du pays échappent à l’extermination.

Quelques années plus tard, les juifs bulgares, auxquels le nouveau régime n’a pas restitué leurs biens expropriés pendant la guerre, forment l’un des plus gros contingents d’émigrants vers Israël, où plus de 90% de la communauté s’installe. Depuis 1990, Shalom, la nouvelle organisation des juifs bulgares (ils ne sont plus que 3500 environ), s’attache à reprendre possession des biens juifs « nationalisés » et à redonner vie à une communauté qui ne dispose plus que d’un seul rabbin.