Moldavie

Synagogue chorale de Kishinev. Photo de Wikipedia

Enclavée entre la Roumanie et l’Ukraine, la Moldavie a connu une histoire mouvementée au cours des deux derniers siècles. Suite au Traité de Bucarest de 1812 mettant fin au conflit qui l’opposait à Constantinople, Saint-Pétersbourg annexe la partie orientale de la Principauté de Moldavie, sous suzeraineté ottomane, et la nomme Bessarabie. La Bessarabie, alors très majoritairement composée de Moldaves roumanophones, devient ainsi un territoire de l’Empire russe qui demeure à l’écart du processus de création de la Roumanie moderne, consacré en 1859 par l’union des Principautés de Valachie et de Moldavie. En 1917, dans le contexte de l’effondrement de l’Empire russe et de la Révolution soviétique, Bucarest revendique ses droits sur les provinces roumanophones de Bucovine et de Bessarabie, qui sont ainsi rattachées à la Grande Roumanie en 1918.

Synagogue d’Orhei. Photo de Photobankd – Wikipedia

En 1939, suite au pacte Molotov-Ribbentrop, l’Union soviétique, qui n’avait jamais accepté la perte de la Bessarabie, récupère ce territoire qu’elle conserve jusqu’au déclenchement de l’opération Barbarossa et l’arrivée des troupes roumaines dans la région. En 1944, l’URSS reprend le contrôle de la Bessarabie. La partie de cette région ayant accès au littoral de la mer Noire est transférée à la République socialiste soviétique d’Ukraine, et le reste de la Bessarabie devient la République socialiste soviétique de Moldavie, l’une des 15 républiques composant l’Union soviétique. En 1991, la Moldavie soviétique prend son indépendance et devient la République de Moldavie actuelle. Petit pays de collines résolument hors des sentiers battus, la Moldavie dispose d’une riche histoire juive, celle du judaïsme bessarabien, dont Meir Dizengoff, Dina Vierny ou encore Robert Badinter figurent parmi les enfants les plus illustres.

Cimetière juif de Chișinău. Photo de Agenția de Inspectare și Restaurare a Monumentelor din Republica Moldova

Les premières traces de peuplement juives remonteraient au 1er siècle après JC, au moment de la conquête par l’Empire romain de la Dacie, région historique correspondant aux territoires actuels de la Roumanie et de la Moldavie. Toutefois, c’est surtout à partir du 15ème et du 16ème siècle que la présence juive va se constituer de manière plus structurante dans la région. Elle sert effectivement de point de passage entre Constantinople et la ville de Lvov, alors en Pologne, et un certain nombre de commerçants juifs de la Sublime Porte installent progressivement des comptoirs en Bessarabie, développant ainsi les premières communautés dans la région.

Le judaïsme de Bessarabie est marqué par d’importants développements après l’annexion de cette région par la Russie en 1812. A cette date, la Bessarabie abrite une communauté juive d’environ 20 000 personnes, soit environ 5% du total de la population, et cette proportion connait une croissance très rapide au cours du 19ème siècle. Tout d’abord, la Bessarabie est incluse dans la « Zone de résidence », ce territoire établi par Catherine II en 1792 à l’Ouest de l’Empire russe et dans lequel les Juifs avaient droit de cité. En second lieu, Saint-Pétersbourg mène une politique visant à favoriser le peuplement de la Bessarabie par des colons venus du reste de l’Empire russe, afin de favoriser son intégration à ce dernier et de faciliter son développement économique. Un certain nombre de mesures incitatives sont mises en œuvre : exemption de taxes, d’impôts et de service militaire pour les nouveaux arrivants, absence de servage, aides à la création de communautés agricoles. De plus, la Bessarabie, située aux confins de l’Empire russe, demeure encore au 19ème siècle relativement épargnée par les vagues d’antisémitisme frappant déjà l’empire des Tsars.

Cimetière juif de Chisinau. Photo de Bertramz – Wikipedia

C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de Juifs venus d’autres régions de la Zone de résidence s’installent en Bessarabie. Dans un mouvement plus général de migration des Juifs du Nord de la Russie (Lituanie, Ukraine, Russie Blanche) vers le Sud récemment conquis (en plus de la Bessarabie, région d’Odessa, et plus à l’Ouest de Nikolaïev et de Kherson). La population juive de Bessarabie représente ainsi 80 000 personnes au cours des années 1850 puis plus de 230 000 au début du 20ème siècle, pour une population globale qui a elle aussi augmentée, puisqu’elle atteint les 1 500 000 en 1897. Outre l’attractivité économique d’une région à développer, la situation des Juifs y était comparativement meilleure que dans le reste de l’Empire russe. Jusqu’aux années 1840, par exemple, aucune restriction ne frappait la communauté juive en termes de droit foncier, de possibilité de tenir de débits de boissons ou encore de s’installer dans des zones situées à proximité des frontières de l’Empire. Ceci explique l’émergence de l’un des particularismes du judaïsme bessarabien : sa forte dimension rurale, attestée par l’existence d’une vingtaine de colonies agricoles juives en Bessarabie au milieu du 19ème siècle.

L’adoption d’un décret impérial en 1882 interdisant aux Juifs de tout l’Empire d’exercer une activité rurale entraîne un reflux de la population juive de Bessarabie vers les centres urbains, Akkermann, Orhei, et surtout Kishinev, la capitale de la province, dont plus d’un habitant sur deux est, au début du 20ème siècle, de confession juive. Vivant jusque-là en bonne entente avec les autres peuples de Bessarabie, Moldaves, Russes, Ukrainiens, Arméniens, Gitans, Allemands, la communauté juive de Bessarabie fera l’amère expérience de son premier pogrom en avril 1903. Le pogrom de Kishinev, déclenché suite à la découverte du corps d’un jeune garçon russe qui aurait été selon les thèses antisémites de crimes rituels « assassiné par des Juifs cherchant à récupérer son sang pour préparer des matzot », occasionne une cinquantaine de morts et plusieurs centaines de blessés. Le poète Haim Bialik, mandaté par la Commission historique de la communauté juive d’Odessa, sa ville natale, pour enquêter sur le drame, tirera de son passage à Kishinev un long poème, « La ville du massacre » dont voici ici quelques un des vers les plus émouvants :

Tu cours ? Tu fuis vers l’air et la lumière ?
Tu peux fuir, tu peux fuir, le ciel se rit de toi
Et les dards du soleil te crèveront les yeux,
Les acacias fraîchement parés de verdure
Par la senteur des floraisons et du sang t’envenimeront
Et feront pleuvoir sur ton front des plumes et des fleurs,
Dans la rue des débris de verre aux milliers de miroitements
Devant toi danseront leur horrible merveille,
Car de ses douces mains Dieu te fit ce double présent :
Un massacre avec un printemps.

Haim Bialik,« La ville du massacre », Traduction de Rachel Ertel, Anthologie de la poésie yiddish, Gallimard, 2000.

La portée du pogrom de Kishinev fut considérable et c’est ce drame qui permit pour la première fois d’attirer l’attention internationale sur la situation des Juifs de Russie. En France, Jean Jaurès prendra l’exemple du pogrom de Kishinev pour critiquer la politique de rapprochement avec Saint-Petersbourg alors mise en œuvre par le gouvernement Combes. Les évènements de Kishinev jouèrent également un rôle crucial dans le développement de certains courants du mouvement sioniste, notamment celui structuré autour de Vladimir Jabotinsky, dont la traduction en russe du poème de Bialik eut un immense succès. Le pogrom de Kishinev joua également un rôle majeur dans la prise de conscience des communautés juives d’Europe de la nécessité de se défendre, en témoigne le développement de nombreuses ligues de défense juive après ce massacre. Il suscita, dès 1904, une importante vague de départ vers Eretz Israel, connue dans l’histoire du sionisme comme la seconde aliya.

Haim Nahman Bialik. Photo de NPC Israel – Wikipedia

Avec l’intégration de la Bessarabie à la Grande Roumanie en 1918, les Juifs, comme l’ensemble des habitants de la région, deviennent citoyens roumains mais sont globalement considérés comme suspects aux yeux des autorités de Bucarest. Lesquelles voient chez eux, comme chez les autres minorités de Bessarabie, des « agents potentiels de Moscou », en tout cas des citoyens dont la fidélité à leur nouvelle patrie serait douteuse. Cette tendance se dégrade avec le développement de l’antisémitisme d’Etat en Roumanie au cours des années 1930, qui atteint son apogée avec l’arrivée au pouvoir du maréchal Antonescu en 1940. C’est dès le déclenchement de l’opération Barbarossa que la Shoah commence pour les Juifs de Bessarabie. Après une phase initiale – au cours de l’été 1941 – de violences extrêmes, exécutions massives par balles, noyades, famines imposées, au cours de laquelle plus de 100 000 personnes perdent la vie, la plupart des Juifs demeurés en Bessarabie furent parqués dans les ghettos de Transnistrie, région d’Ukraine située entre les fleuves Dniestr et Bug et occupée par les Roumains jusqu’en 1944 avec des coreligionnaires venus de Bucovine et du reste de la Roumanie. On estime à environ 380 000 le nombre de victimes roumaines de la Shoah, dont une majorité vivait en Bucovine et en Bessarabie.

Au sortir de la guerre, cette région redevient soviétique et la plupart des Juifs qui l’avaient fuie au cours de la guerre s’y réinstallent. Au cours des années 1970, la communauté juive de Moldavie soviétique représente environ 100 000 personnes. Lorsque les Juifs soviétiques commencent à être autorisés d’émigrer en Israël, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux font leur alya, l’un des plus célèbres étant Avidgor Liebermann, né en 1958 à Chisinau. L’alya des Juifs de Moldavie s’accélère après l’indépendance de 1991, essentiellement pour des raisons économiques.

La communauté juive de Moldavie représente actuellement, dans son acception la plus large, environ 10 000 personnes, vivant pour la plupart à Chisinau. Après deux décennies difficiles, un renouveau juif est actuellement à l’œuvre en Moldavie, structuré, sur le plan spirituel, par la communauté Habad et sur le plan culturel par le centre communautaire de Chisinau. En outre, un certain nombre de sites historiques, jusque-là négligés par les autorités, semblent désormais faire l’objet d’un certain regain d’intérêt.