Grèce

Marchand juif de Salonique, début du XXe siècle

En contrebas de l’acropole d’Athènes, une plaque de marbre frappée de la menorah fut dégagée dans le « fouillis » de l’Agora, près d’une statue de l’empereur Hadrien. Peut-être avait-elle été placée dans l’une de ces synagogues antiques que saint Paul visita, sans guère plus de succès après des juifs athéniens que des philosophes grecs de l’Aréopage.

À quand remonte la présence juive en Grèce ? La question reste à ce jour sans réponse précise. Mais ne faudrait-il pas d’abord se demander quand les Grecs rentrèrent eux-mêmes en contact avec le peuple juif, au passé plus lointain ?

La légende veut que la première rencontre ait été pacifique et déférente. Alexandre le Grand, en route pour la conquête de la Perse, se serait prosterné à Jérusalem devant le grand prêtre Jaddua, venu à sa rencontre. Que juifs et Grecs se soient côtoyés avant la conquête macédonienne, y compris comme mercenaires dans les armées égyptiennes, est certain. Cependant, l’hellénisation de la Judée, consécutive à cette conquête, est une source de tensions extrêmes. Une révolte nationale et religieuse est déclenchée après qu’une statue de Zeus a été apportée dans le Temple de Jérusalem. Un tel sacrifice est pour les juifs, dit la Bible, « l’abomination de la Désolation ».

Synagogue Beth Hashalom à Athens. Photo de Rakoon – Wikipedia

Mais la diffusion inexorable de la culture grecque, ainsi que la « dispersion » du peuple juif, bien avant la destruction du Temple, par Titus en 70, rendent vite indispensable la traduction en grec de la Torah. C’est la Bible des Septante, traduite par soixante-douze scribes à Alexandrie, le grand port hellénistique d’Égypte, où les juifs sont 1 million, soit le tiers de la population. Elle est, au IIe siècle, la « version officielle » du texte sacrée , la seule intelligible, pour ces juifs hellénisés ; les premiers chrétiens reçoivent l’Ancien Testament par son biais. Domination, coexistence, échanges, ruptures culturelles et philosophiques, à l’exemple de Philon ou Maïmonide, grands philosophes juifs, ont ainsi tissés une relation singulière entre les deux peuples.

Les premières communautés juives s’installent sans doute dans les Cités de la Grèce actuelle vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ. Mais, « plus que l’immigration et le rachat des captifs, c’est l’extrême force de prosélytisme dont est animée alors la religion juive qui assure le recrutement et la vitalité des colonies de la diaspora », écrit Joseph Nehama, auteur d’une monumentale histoire des Israélites de Salonique. Ce serait parmi ces convertis, les « Craignants-Dieu », que la prédication chrétienne aurait remporté ses premiers succès.

Musée juif de Grèce. Photo de Tilemahos Efhtimiadis – Wikipedia

Citadins le plus souvent, les juifs vivent cependant aussi à la campagne. Dans la région de Kalamaria, en Macédoine, une pierre tombale révèle que, vers l’an 200, Abraham et Théodote, un couple juif, vivaient du travail des champs.

À partir de la conversion de Constantin au christianisme, en 312, les empereurs sont désormais chrétiens et la situation des juifs commence à se dégrader. Après le partage de l’Empire romain, ils cessent de faire partie de la nation dans la partie byzantine. Les accusations de christoktonoi ou théoktonoi (« assassins du Christ ou de Dieu ») abondent la littérature religieuse. le judaïsme est défini comme « secte porteuse de mort », et le prosélytisme juif ou les mariages mixtes sont strictement prohibés dans le code de Théodose. Celui de Justinien, au VIe siècle, renforce encore, sous couvert de l’État de droit, les lois restrictives à l’égard des juifs. Les synagogues restent cependant des lieux de culte protégés, mais en bâtir de nouvelles est interdit.

Synagogue Etz Hayyim à Athènes. Photo de Dafniotis – Wikipedia

La vie des juifs hellénophones, « les romaniotes », au Moyen Âge est mal connu. On sait qu’ils ont été confrontés avant et après l’an mil à d’incessantes invasions de Slaves, Bulgares ou Normands. Négociant et voyageur, Benjamin de Tuleda, un juif de Navarre, visite les diaspora médiévales au XIIe siècle. Dans son Livre des voyages, il mentionne des cités importantes de Grèce où vivent des juifs, comme Corinthe, Thèbes, Lépantes, Patras, Kastoria, ainsi que Salonique où, au nombre d’un demi-millier, ils détiennent le quasi-monopole de la teinture et élèvent les précieux vers à soie.

Après la chute de Constantinople, en 1453, un flux quasi-ininterrompu de juifs trouve refuge dans les nouvelles possessions de l’Empire ottoman. Avec l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne, signé le 31 mars 1492 par Ferdinand et Isabelle, ils y sont accueillis en masse. Au carrefour de l’Occident et de l’Orient, « Thessaloniki la Byzantine » devient « Salonica la Juive ». Le premier groupe serait venu de Majorque : il était appelé Ba’alé techouva pour signifier le retour au judaïsme des marranes, ces juifs convertis en apparence au catholicisme afin d’échapper à l’Inquisition. Au fil des ans, affluent des Castillans, qui imposent leur suprématie linguistique, des Aragonais, des Catalans, des Navarrais, puis des Portugais, des Apuliens, des Vénitiens, des Marocains ou des Livournais. Ils se regroupent par synagogues : kal de Castilia, kal d’Aragon, kal de Mayor, ou simplement Gueroush-Sepharad (« expulsion d’Espagne »)…

Synagogue Kahal Shalom à Rhodes. Photo de Sailko – Wikipedia

Les recensements montrent que la métropole ottomane ne compte, en 1478, que 2200 foyers environ de musulmans et de chrétiens ; en 1519, moins de vingt ans après l’édit de l’Alhambra, elle possède 4000 foyers, dont 56% sont juifs. Un siècle plus tard, ce soit 7500 foyers, dont 68% de juifs. Salonique, où l’on parle le judezmo, du castillan mâtiné d’hébreu est la « mère en Israël », la « Jérusalem des Balkans » pendant plus de quatre siècles. Les responsa, avis des juristes juifs de Salonique sur des questions liturgiques ou de vie pratique, sont demeurées célèbres. Samuel Moïse de Médina del Campo, qui fit adopter un rituel séfarade homogène aux diverses congrégations, rédigea au XVIe siècle un millier de consultations.

À Salonique, il n’y a pas que des exilés venus d’Espagne qui s’implantent, bousculant les communautés juives romaniotes dans leur traditions, comme à Serres, Kavala, Patras, Drama, Larissa ou Trikala et Rhodes, mais pas à Ioannina. Les principaux foyers de vie juive sont entraînés, au XVIIe siècle dans une tourmente religieuse, dans le sillage d’un faux messie, Sabbataï Zevi. Le danger passé, après la conversion à l’islam de Zevi, les rabbins enserrent les fidèles dans des rituels étouffants. Deux siècles plus tard, le déclin de l’Empire ottoman replonge les communautés juives des Balkans, plutôt bien disposées à l’égard d’un pouvoir tolérant , dans l’incertitude et souvent le désarroi.

Mémorial de Salonique. Photo de Arie Darzi – Wikipedia

Un épisode, ou plutôt une légende aux conséquences dramatiques illustre la difficile situation éprouvée par les juifs lors de la longue guerre d’indépendance grecque. Cette guerre commence par une révolte, en 1821, tout au sud du pays. En représailles, le patriarche grec oecuménique de Constantinople, Grégoire V, est pendu à la porte du Phanar. Des Grecs prétendent que son corps aurait été jeté dans le Bosphore par trois juifs, sur ordre du grand vizir. En tout cas, c’est la raison invoquée par les insurgés grecs pour massacrer des milliers de juifs lors de la prise de la grande ville de Tripolis, au centre du Péloponnèse. À chaque fois, des flambées antisémites, à Ioannina (1872), à Kastoria (1879), à Corfou (1891), à Larissa (1898), à Trikala (1898), en Crête (1898) ou à Salonique (1912 et 1931) ponctuent la libération de « terres grecques ». Des accusations de crimes rituels -meurtres d’enfants chrétiens par des juifs- dégénèrent en pogroms. Ces événements provoquent une émigration massive de juifs vers Marseille au début du XXe siècle, à l’exemple de la famille du romancier Albert Cohen.

La lecture des rapports de l’Alliance israélite universelle, à la fin du XIXe siècle, est édifiante sur ce point. Que ces agissements n’eussent été le fait que d’une minorité, fanatisée par une presse nationaliste et une frange du bas clergé orthodoxe, semble évident. À ces bouffées d’antijudaïsme, qui reste vivace en Grèce, il faut aussi opposer les dispositions libérales prises, dès 1832, par l’État grec en faveur de l’égalité des droits civiques et de la tolérance religieuse.

Musée juif de Grèce. Photo de Tilemahos Efhtimiadis – Wikipedia

Avec l’intégration de Salonique dans les frontières grecques, après les guerres balkaniques, les relations entre Grecs et juifs se font plus tendues. En pénétrant les premiers, en 1912, dans le plus grand port des Balkans, les soldats grecs prennent, de facto, possession d’une ville cosmopolite, à majorité juive. Convoitée par les Serbes, par les Bulgares et bien sûr par les Grecs, Salonique était devenue un foyer politique de l’Empire ottoman. David ben Gourion, père fondateur d’Israël, vient y étudier le turc en 1910 pour plaider la cause sioniste auprès de la Porte. La révolution des Jeunes Turcs y éclate, et le dernier sultan, Abdul Hamid, y est relégué. Confirmés après la Première Guerre mondiale dans leurs droits sur Salonique, les Grecs se donnent pour objectif d’assimiler, dans le cadre d’un État-nation, une population juive plus que rétive. En quelques étapes, dont le grand incendie de 1917 qui réduit en cendres la ville juive historique, ainsi que ses trente-deux synagogues, l’hellénisation s’accélère. De très nombreuses familles juives, éduquées en français par l’Alliance israélite universelle, émigrent -à Paris en particulier.

La donne démographique est définitivement bouleversée par l’afflux de 150000 Grecs d’Asie mineure dans le cadre du dramatique transfert de populations inclus dans le traité de Lausanne de 1923. « Les tensions augmentèrent entre Grecs et juifs dans la ville et, plus généralement, en Grèce du Nord, sous l’effet d’une lutte économique exacerbée pour contrôler la vie économique », souligne l’historien George Mavrogordatos dans Stillborn Republic. Un pogrom éclate en 1931 dans le faubourg populaire de Campbell, suivi d’autres poussées de violence. Des dockers du port de Salonique partent en masse vers Haïfa. Le calme ne revient qu’avec l’instauration de régime fasciste du général Jean Metaxas en 1936 qui, paradoxalement, manifeste publiquement son philosémitisme.

Synagogue Beth Hashalom à Athènes. Photo de Rakoon – Wikipedia

Cet apaisement est de courte durée. Décrire la disparition de communauté entières, l’arrachement par les nazis d’un sol où elles vécurent des siècles, et pour les plus anciennes depuis 2000 ans, n’a jamais été fait pleinement -et ne peut l’être ici. Face au désespoir qui étreint toujours les rares rescapés et leurs descendants, les chiffres traduisent mal l’immensité du drame qui a frappé les 80000 juifs de Grèce, dont 80% furent victimes de la Shoah. Des 60000 juifs de Salonique, il n’en restait plus que 1950 au lendemain de la guerre.

À partir de 1941, les Allemands commencent à appliquer des mesures antijuives. En 1942, la grande nécropole israélite, la plus ancienne et la plus vaste de toit l’Orient séfarade, est rasée avec la participation active des autorités locales et d’une partie de la populace. Sous la férule SS de Dieter Wisliceny, un lieutenant d’Eichmann, et d’Aloïs Brunner, en exil à Damas, la Solution finale est mise en oeuvre en 1943. Après avoir été parqués dans des ghettos, les juifs de Salonique sont déportés, en seize convois, à Auschwitz-Birkenau. Les Italiens et, dans une moindre mesure, les Espagnols déploient des trésors d’efforts pour sauver des vies juives.

Cimetière juif de Rhodes. Photo de Arie Darzi – Wikipedia

Ailleurs qu’à Salonique, où l’indifférence et l’hostilité sont manifestes, les juifs trouvent dans une grande partie de la population, parmi la Résistance et au sein des autorités, des alliés courageux. L’archevêque orthodoxe d’Athènes, Mgr Damaskinos, intervient constamment en leur faveur et prend l’initiative de transmettre en 1943 aux Allemands des protestations signées par une trentaine de personnalités et responsables d’association. En Thessalie et en « vieille Grèce », sont Athènes, des centaines de juifs sont sauvés. Aucune loi antisémite n’est promulguée par le Parlement athénien pendant la guerre et le chef de la police de la capitale, Anghelos Evert, fornit de faux papiers à des juifs.

Volontaire dans l’armée britannique, le père de Shimon Peres, Yitzhka Persky, est parachuté en 1942 dans les montagnes de l’Attique. Capturé par les Allemands, il parvient à s’échapper et est hébergé pendant des mois dans le monastère de Hassia. À Zante, les 300 juifs sont tous protégés par le maire et l’archevêque, mais les autres communautés d’Épire et des îles ne peuvent échapper à la destruction. Sur les 2000 juifs de Corfou, 120 échappent aux camps de la mort. En Thrace, 2700 juifs sur 2800 sont remis par les occupants bulgares aux Allemands.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis la Shoah. Parmi les survivants, une grande partie a émigré en Israël ou aux États-Unis. Sur les 5000 juifs grecs, 4000 désormais vivent dans la capitale, et un millier est réparti entre Salonique et une poignée de villes. Un monument officiel a été érigé à Salonique en 2000 en mémoire des victimes de la Shoah.

Rencontre avec Zanet Battinou, Directrice du Musée juif de Grèce, au sujet des événements organisés dans le cadre des Journées européennes de la culture juive, notamment le projet Hannah, luttant contre l’antisémitisme par l’éducation et le savoir.

Statues, tissus et autres objets liés au patrimoine juif de Grèce présentés au musée
Musée juif de Grèce. Photo de Tilemahos Efhtimiadis – Wikipedia

Jguideeurope : Participez-vous aux Journées européennes de la culture juive de cette année ? 

Zanet Battinou : Nous y participons. Nous proposerons un programme éducatif pour les familles avec des enfants âgés de 9 à 15 ans intitulé « Les mots et les lettres à travers le temps », basé sur la nouvelle exposition d’art « L’art de la mémoire et de la commémoration ». En outre, nous organisons une conférence nationale dans le cadre du projet « CHallenging And DebuNkiNg Antisemitic MytHs (HANNAH) » et nous proposons une visite guidée de la nouvelle exposition contemporaine « Chemins de pierre – Histoires en pierre : Inscriptions juives en Grèce » , combinée avec la projection d’un film documentaire – faisant partie de la série de documentaires du projet HANNAH, qui se concentre sur l’histoire, la culture et la vie juives, le phénomène de l’antisémitisme et les différentes approches pour le combattre dans cinq villes européennes : Athènes, Dresde, Hambourg, Cracovie et Novi Sad.

Talith et autres tenues juives d'époque montrées au Musée juif de Grèce
Musée juif de Grèce. Photo de Tilemahos Efhtimiadis – Wikipedia

Y a-t-il des projets éducatifs proposés par le MJG et comment la ville d’Athènes participe-t-elle au partage de la culture juive ?

La ville d’Athènes organise habituellement des événements en octobre, date de la libération de la ville, qui comprennent des expositions ou des conférences basées sur des témoignages juifs. En outre, le 27 janvier, journée internationale de commémoration de l’Holocauste, de nombreux événements commémoratifs ont lieu. Cette année, le bâtiment du Parlement a présenté pour la première fois sur sa façade une diapositive lumineuse commémorant l’Holocauste.

Quels sont les aspects de la culture juive de la Grèce qui intéressent le plus les touristes d’été ?

En fait, nous avons remarqué qu’ils sont intéressés par la visite de tous les sites juifs dans les régions qu’ils visitent – à Athènes, le MJG est l’un de leurs principaux centres d’intérêt, ainsi que la synagogue.

Pourriez-vous partager avec nous une rencontre avec un chercheur ou un historien qui vous a particulièrement marqué ?

À la lumière de la prochaine présidence grecque de l’IHRA, l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, une alliance internationale de 34 pays membres, qui vise à unir les gouvernements et les experts pour renforcer, faire progresser et promouvoir l’éducation, la mémoire et la recherche sur l’Holocauste dans le monde entier et respecter l’engagement d’un monde qui se souvient de l’Holocauste, d’un monde sans génocide, je voudrais évoquer ma rencontre avec le professeur Yehuda Bauer, historien de l’Holocauste et conseiller académique de l’IHRA.

J’ai eu l’honneur de participer aux réunions semestrielles de l’IHRA depuis la toute première à Stockholm en 2000, en tant que membre de la délégation nationale grecque, siégeant au groupe de travail sur les musées et les monuments commémoratifs de l’organisation et assumant le poste de président du groupe de travail en 2014, sous la présidence britannique. C’est ainsi que je suis arrivé à rencontrer le professeur Bauer et à partager sa sagesse et ses analyses perspicaces sur le terrible phénomène de l’Holocauste. Sa profonde compréhension et sa conviction de sa valeur éducative et sociale pour le monde contemporain ont été pour moi une source d’inspiration et de motivation cruciale.

Au cours des 20 dernières années, le MJG a lancé l’éducation sur l’Holocauste en Grèce et travaille en permanence avec le ministère de l’Éducation à la pointe de toutes les initiatives et actions pertinentes, en développant des programmes efficaces pour l’éducation à l’Holocauste, des séminaires de formation des enseignants et la création de nouveau contenu pour les manuels scolaires. Au cœur de cet effort important, se trouvent les paroles du professeur Bauer : « Ne soyez jamais une victime, Ne soyez jamais un agresseur, « Et ne soyez jamais, jamais, un spectateur ».