Italie

Michel-Ange, Moïse, Eglise Saint Pierre aux Liens, Rome (1513-1516) © Wikimedia Commons (Varcos)

En lisière des fouilles d’Ostie, qui fut le grand port de la Rome impériale, se dressent les restes d’une antique synagogue avec des chapiteaux de colonnes ornés de la menorah, le chandelier à sept branches. Construite vers le milieu du Ier siècle, peut-être même avant la destruction du Temple de Jérusalem, elle témoigne de quelque 2000 ans de présence juive en Italie, notamment à Rome. Dans la Ville éternelle, la synagogue a précédé le Vatican. « Parmi les groupes de juifs qui émigrèrent de Palestine pour se fixer en Europe, ceux qui choisirent l’Italie sont non seulement les plus anciens mais aussi les seuls qui n’ont jamais interrompu leur présence dans leur nouveau lieu de résidence », écrit Attilio Milano, auteur d’une Histoire des juifs en Italie. À l’en croire, les juifs de la péninsule célébraient jadis, dans les moments fastes, leur terre d’adoption comme « l’île de la rosée divine », traduction assez libre des trois mots hébreux I-tal-yah.

Les premières communautés juives s’installent à Rome et dans quelques centres du sud de l’Italie à partir du IIe siècle avant Jésus-Christ, mais il n’existe guère de document précis en attestant. Les premiers contacts officiels sont établis en 161 avant Jésus-Christ, quand Judas Maccabée, qui lutte pour libérer la Palestine de la dynastie syrienne des Séleucides, envoie deux ambassadeurs au Sénat pour demander l’aide de Rome. L’affaire n’a pas de suite, car la rébellion est rapidement écrasée. Au siècle suivant, Rome s’implique de plus en plus dans les affaires de la Judée, qui est finalement conquise par Pompée en 63 avant Jésus-Christ, et qui devient un protectorat romain. Des milliers de juifs sont emmenés comme esclaves à Rome mais, dans l’ensemble, ils obtiennent assez rapidement leur affranchissement. Leur refus de travailler le samedi et leurs exigences alimentaires en font une main-d’œuvre difficile.

Ces liberati augmentent le nombre de leurs co-religionnaires, pour la plupart commerçants et artisans,

Coupe de circoncision, Padoue (XVIIe siècle, Musée d'art et d'histoire du judaïsme, Paris)
Coupe de circoncision, Padoue, XVIIe siècle © Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris

attirés de longue date par la richesse de la capitale. Leur nombre est estimé à une dizaine de milliers dans les dernières années de la République et cette communauté commence à compter. Dans la guerre civile entre Pompée et César, elle choisit massivement d’appuyer ce dernier qui leur en sait gré et leur octroie un certain nombre de droits spécifiques. Ils sont exemptés du service militaire. Leurs communautés obtiennent le droit de juger les affaires internes selon leurs lois. Elles sont autorisées à récolter des fonds et à en envoyer une partie pour le Temple de Jérusalem. Quand César est assassiné en 44 avant Jésus-Christ, les juifs de Rome sont, selon Flavius Josèphe, parmi les plus nombreux à se presser sur le forum pour honorer celui qui a redonné toute leur dignité aux anciens esclaves.

Auguste confirme et élargit ces privilèges. Dans les premières années de l’Empire, la population juive de Rome est estimée à quelque 40000 personnes, sur une population d’un million d’habitants. Mais les exigences absolutistes des successeurs d’Auguste, leur tentative d’imposer à tous – y compris aux juifs– un culte de l’Empereur divinisé créent des problèmes croissants. Caligula est le premier à vouloir installer sa statue dans les synagogues avant de renoncer à son projet. Le pouvoir impérial considère avec une suspicion croissante ces juifs à la religion incompréhensible, et leurs querelles avec ces chrétiens jugés plus étranges encore. Leur situation devient plus délicate quand éclatent les révoltes de Judée, écrasées dans le sang par Vespasien et son fils Titus: en 70, ce dernier reconquiert Jérusalem, détruit le Temple de Salomon et emmène plus de 100000 juifs en captivité ; il décide, en outre, que le tribut que les juifs versaient jusque-là pour l’entretien de leur temple serait maintenu et versé à celui de Jupiter Capitolin.

Arc de Titus © Anthony M. – Wikimedia Commons

La conversion de Constantin au christianisme en 312, proclamé peu après religion d’État, change encore la donne, en pire. L’Église ne peut refuser l’héritage de l’Ancien Testament sans se renier, ni vraiment assumer cette filiation avec le monde juif sans perdre son prestige de culte officiel. Elle décide que les juifs pourront continuer à pratiquer leur religion en tant que témoins vivants de la part de vérité contenue dans l’Ancien Testament, mais qu’ils devront aussi, perpétuellement, expier leur refus de Jésus. Le concile de Nicée en 325 sépare clairement les deux religions, en instituant notamment le dimanche à la place du samedi comme jour de repos obligatoire, et instaure les premières mesures discriminatoires interdisant aux juifs les charges publiques ou la possession de biens immobiliers.

Après les invasions barbares, les juifs ne sont plus qu’une poignée dans une Rome misérable, réduite à quelques dizaines de milliers d’habitants. La venue au pouvoir du pape Grégoire Ier le Grand, en 590, rétablit l’autorité de l’Église en Occident. La bulle Sicut Judaeis fixe quelques mesures de protection pour les juifs. Tout au long du haut Moyen Âge, alternent ainsi, pour les juifs italiens, persécutions et périodes de relative tranquillité.

La chronique du voyage en Italie de Benjamin de Tudela, juif de Navarre, permet de se faire une idée assez précise du judaïsme dans la péninsule au milieu du XIIe siècle. Les juifs sont alors très peu nombreux au nord de l’Italie : à peine deux familles à Gênes et pas beaucoup plus à Venise. À Rome, vit une communauté active de 200 chefs de famille, assez respectée par le reste de la population et libre de tout tribut, formée d’artisans et de commerçants, mais aussi de lettrés et de médecins qui ont leurs entrées à la cour des papes. Ces derniers n’appliquent guère dans leur ville les mesures vexatoires imposées aux juifs dans le reste de la chrétienté. Mais c’est au sud de l’Italie, à Naples, à Salerne et surtout en Sicile, que les communautés sont alors les plus florissantes. Avec plus de 8000 juifs pour 100000 habitants, la Palerme des rois normands est alors le plus grand centre de la vie juive en Italie. Ils excellent dans la teinturerie et dans la fabrication de la soie. Héritier de cette culture plurielle, l’empereur Frédéric II de Souabe, grand ennemi des papes et premier prince moderne d’Europe à l’aube du XIIIe siècle, instaure dans ses domaines de Sicile et du sud de l’Italie les premières lois protégeant les juifs ; il reconnaît notamment leur rôle économique essentiel. Ces mesures ne lui survivent pas, d’autant que le IVe concile du Latran (1215) durcit les discriminations contre les juifs.

Les princes d’Anjou, puis les Espagnols, conquièrent l’Italie du Sud et la Sicile. La situation des juifs se fait plus difficile. Le judaïsme sicilien est rayé de la carte en même temps que celui d’Espagne, avec l’ordre d’expulsion de 1492. Cas unique, la population et la municipalité, notamment à Palerme, protestent contre l’arrêté et défendent les juifs, quoique sans succès. Les expulsés de Sicile partent vers Naples dont ils sont chassés peu après. Au XVIe siècle, le judaïsme italien est dans une situation complètement nouvelle. À Rome et dans les États pontificaux, les persécutions sont de plus en plus sévères depuis le milieu du siècle. En 1555, Paul IV, à peine élu, lance l’édit Cum Nimis Absur- dum instituant le ghetto pour les juifs de Rome, soumis dès lors à un ensemble de mesures vexatoires sans précédent dans la Ville éternelle. Pour être reconnaissables, ils doivent porter un bonnet jaune ou un voile de la même couleur pour les femmes. Ils n’ont plus le droit d’avoir des biens immobiliers et des serviteurs chrétiens. Les seuls métiers autorisés sont ceux de la « fripe», et les titulaires de banque n’ont plus le droit de faire des prêts à plus de 12 %. À Rome, comme à Ancône et dans tous les territoires administrés par la papauté, les communautés juives s’enfoncent dans une nuit longue de trois siècles. Les principaux foyers de la vie juive, renforcés par l’arrivée des juifs d’Espagne, du Portugal ou de Sicile, rayonnent désormais dans des villes du nord de la péninsule, grâce à la précaire tolérance des princes ou des pouvoirs locaux, dans la Mantoue des Gonzague, dans la Ferrare des Este ou même à Venise, qui est pourtant la première cité à instaurer un ghetto en 1516. La Toscane de Cosimo Ier a d’abord accueilli de nombreux juifs à Florence et Sienne, avant de céder aux injonctions des papes. Mais son successeur Ferdinand Ier, décidé à faire de Livourne un grand port de commerce avec le Levant, encourage les juifs à s’y installer, et cette ville devient l’ultime havre de liberté du judaïsme italien.

Le souffle de la Révolution française qui, pour la première fois, accorde aux juifs la pleine égalité avec les autres citoyens, secoue le judaïsme italien. Considérés comme « des alliés naturels des Français et des idées nouvelles», les juifs sont victimes d’émeutes, fomentées par le clergé, à Livourne en 1790 et à Rome en 1793. Dès 1796, les soldats de Bonaparte franchissant les Alpes font tomber les murs des ghettos au fur et à mesure de leur avancée, apportant la parité des droits aux juifs du Piémont, puis de Lombardie, d’Émilie et enfin de Venise où les troupes françaises entrent en mai 1797. Moins d’un an plus tard, elles marchent sur Rome où les juifs se débarrassent du bonnet jaune de l’infamie pour arborer la cocarde tricolore. La République romaine est proclamée : « Les juifs qui réunissent les conditions prescrites pour être citoyens romains seront soumis aux seules lois communes à tous les citoyens.» Ils s’engagent en masse dans la garde civique, dont un bataillon est commandé par un certain Isacco Barraffael.

Quand les troupes françaises se retirent un an plus tard, le retour de bâton est féroce et les communautés sont soumises à de fortes amendes. De nombreux quartiers juifs sont pillés. Mais en 1800, les soldats tricolores reprennent le contrôle de la péninsule. Pendant quatorze ans, les juifs d’Italie jouissent pleinement de leurs droits de citoyens. Ils ouvrent des boutiques hors des ghettos ou achètent des terres. Un lycée juif est créé à Reggio Emilia. Après la déroute de Napoléon, le Congrès de Vienne tente de faire revenir l’histoire d’un quart de siècle en arrière. Le pape Pie VII revient à Rome, les Autrichiens au nord de la péninsule, et les Bourbons au sud. La Restauration n’éradique pas les idées nouvelles. L’Italie s’est découverte comme nation, et les juifs italiens comme hommes libres. Ils jouent dès lors un rôle actif dans toutes les conspirations et les combats qui finalement conduiront, un demi-siècle plus tard, au Risorgimento, c’est-à-dire à l’unité italienne, réalisée sous l’égide de la monarchie piémontaise.

Lampe de la Reconsécration, Italie (XVIe siècle, Musée d'art et d'histoire du judaïsme)
Lampe de la Reconsécration, Italie, XVIe siècle ©Musée d’art et d’histoire du judaïsme

Le 20 septembre 1870, les troupes italiennes entrent à Rome par la brèche de Porta Pia, mettant fin au règne temporel des papes et parachevant l’unification du pays. Le ghetto de Rome est définitivement supprimé. Les juifs de la nouvelle capitale deviennent à leur tour, comme leurs coreligionnaires du reste de la péninsule, des citoyens à part entière. La conquête de l’égalité des juifs italiens est plus tardive qu’ailleurs en Occident, mais ces derniers disposent dès lors de conditions « qui ne peuvent être meilleures », comme le souligne Cecil Roth dans son Histoire des juifs d’Italie, et jouent un rôle de tout premier plan dans le nouveau royaume. Isacco Artom, secrétaire particulier du Premier ministre piémontais Camillo Cavour entre 1850 et 1860, est le premier juif européen à occuper un poste diplomatique d’importance. Luigi Luzzati, héritier d’une grande famille juive vé- nitienne, est Premier ministre en 1910, après avoir tenu plusieurs années le portefeuille des Finances. Le général Giuseppe Ottolenghi, juif piémontais, est choisi par le roi comme professeur de science militaire pour le prince hériter avant de devenir ministre de la Guerre en 1903. Ernesto Nathan, juif et grand maître de la franc-maçonnerie, est maire de Rome entre 1907 et 1913. Nombre de juifs italiens s’illustrent dans l’université, la musique, la littérature (Italo Svevo, Umberto Saba), les arts plastiques (Amedeo Modigliani). Les communautés concentrées dans les grandes villes bâtissent de nouveaux temples comme la Grande Synagogue de style « néo-babylonien » de Rome, pour afficher l’harmonieuse intégration au sein de la nation des quelque 45 000 juifs italiens. L’Italie ignore presque totalement l’antisémitisme. Même le fascisme ne joue pas sur cette fibre, du moins pendant sa première décennie au pouvoir.

Benito Mussolini ne cesse de répéter qu’en Italie, « il n’y a pas de problème juif ». Des juifs sont membres du fascio depuis sa création. Margerita Sarfatti, intellectuelle raffinée, biographe et égérie du Duce, était juive. Si Mussolini pourfend dans ses discours « la ploutocratie internationale juive », il entretient des relations avec certains dirigeants du mouvement sioniste, espérant ainsi réduire l’influence anglaise au Proche-Orient. Après 1933 et la prise du pouvoir par Hitler, l’Italie fasciste accueille plusieurs milliers de réfugiés juifs fuyant l’Allemagne nazie, qui s’embarquent par Trieste pour la Palestine. Mais le renforcement de l’axe Rome-Berlin soutient, dès le milieu des années 1930, un antisémitisme fasciste de plus en plus virulent, qui aboutit, en juillet 1938, au Manifeste de la race, écrit pour une bonne part directement sous l’influence du Duce. Trois mois plus tard, le régime proclame les premières lois raciales destituant certains juifs de leur nationalité, les chassant tous de l’armée et de l’administration, et leur interdisant de posséder ou d’administrer des entreprises de plus de 100 salariés. Ces lois infâmes sont appliquées avec rigueur. Les juifs italiens sont humiliés, réduits à être des citoyens de seconde zone, mais ils ne sont pas tués.

La Solution finale est mise en œuvre après septembre 1943, dans le centre et le nord de l’Italie occupée par les Allemands et la fantoche République de Salo, proclamée par Mussolini après son renversement par le grand conseil fasciste et le roi. Les massacres débutent dans quelques villages du Nord où des juifs ont trouvé refuge. Puis, la machine d’extermination se met à fonctionner à plein régime. Le 16 octobre 1943, le quartier de l’ancien ghetto de Rome est entouré par les SS, et 2000 juifs, dont de nombreux vieillards et enfants pris dans ces trois jours de rafle, sont aussitôt déportés. Seuls quinze d’entre eux reviendront des camps. Des déportations similaires ont lieu peu après à Florence, Trieste, Venise, Milan, Turin, Ferrare, etc. Aidés par leurs concitoyens, de nombreux juifs italiens réussissent à se cacher mais, à la merci d’une dénonciation, ils doivent sans arrêt changer d’abri. Certains parviennent à gagner la Suisse limitrophe. D’autres rejoignent les rangs des partisans. Quelque 85 % des juifs italiens ont survécu à la guerre, le pourcentage le plus fort après celui du Danemark.

Près de 35000 juifs vivent aujourd’hui en Italie (sur 62 millions d’habitants). La plus forte communauté est celle de Rome, qui est la plus anciennement enracinée avec son dialecte, ses traditions et sa cuisine. De nombreux juifs de Hongrie, dans l’après-guerre, mais surtout d’Égypte, de Tunisie et de Libye dans les années 1950-1960, se sont installés dans la péninsule. La communauté est économiquement florissante, avec un haut niveau d’éducation, et très bien intégrée. Des intellectuels et écrivains juifs – Carlo Levi, Primo Levi, Alberto Moravia, Natalia Guinzburg pour ne citer que les plus célèbres au-delà des frontières – ont joué ou jouent toujours un rôle de premier plan dans la vie culturelle. L’antisémitisme reste presque inexistant. Sa manifestation la plus grave fut l’attentat perpétré, le 9 octobre 1982, par des terroristes arabes à la sortie du Grand Temple de Rome. Un enfant fut tué et quarante personnes blessées. À partir du concile Vatican II, lancé par Jean XXIII, puis par Paul VI, l’Église s’est toujours plus engagée dans le dialogue judéo-chrétien, tournant la page de siècles d’antisémitisme doctrinal. Cette dynamique aboutit, le 13 avril 1986, à la visite historique de Jean- Paul II au Grand Temple de Rome, où il a rendu hommage, au nom des catholiques, « à leurs frères aînés ».