Turquie

Gravure d'après Nicolas de Nicolay, Marchand juif de Turquie (1568, musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme, Paris)
Gravure d’après Nicolas de Nicolay, Marchand juif de Turquie (1568, musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris)

Dans la belle synagogue Ahrida, aujourd’hui la plus ancienne d’Istanbul, la tévah a la forme d’une caravelle symbolisant l’arche de Noé mais évoquant aussi ces navires qui, en 1492, transportent sur les terres ottomanes les juifs chassés d’Espagne. Un édit royal, promulgué à Grenade à peine reprise aux Arabes, ne leur donne d’autre choix que la conversion au catholicisme ou le départ. Cinq ans plus tard, les souverains portugais suivent l’exemple de leurs homologues madrilènes. Un millénaire de présence juive dans la péninsule Ibérique est ainsi balayé. Sefarad, le judaïsme espagnol, devenu par sa splendeur le principal centre de gravité de cette culture de la fin du Moyen Âge, est dispersé sur le pourtour du bassin méditerranéen ou plus au nord jusque dans les Provinces-Unies.

Beaucoup de juifs choisissent d’accepter l’hospitalité du sultan Bajazet II, qui « entendit parler de tous les maux que le souverain espagnol faisait subir aux juifs et qui apprit que ceux-ci étaient à la recherche d’un refuge et d’un havre ». Il aurait aussi déclaré : « Pouvez-vous appeler sage et intelligent un tel souverain ? Il appauvrit son pays et enrichit le mien ». Les récits apologétiques de l’historiographie juive, comme la chronique du rabbin Elijah Capsali (XVIe siècle), ne sont pas corroborés par des sources ottomanes. Ils témoignent en tout cas de l’immense reconnaissance des juifs envers la Porte. Ils prospèrent longtemps sous sa protection et restent ses très loyaux sujets jusqu’à la fin de l’Empire.

« À la différence de leurs homologues d’Occident ou d’Afrique du Nord, les séfarades des Balkans submergèrent les communautés autochtones. Ils les judéo-hispanisèrent et, dans des villes comme Istanbul, Andrinolope, Smyrne, Salonique et Sarajevo, une Sefarad (Espagne) transplantée se reconstitua », lit-on dans Juifs des Balkans, espaces judéo-ibériques du XIVe au XXe siècle, important ouvrage sur le judaïsme ottoman.

Cependant, l’actuelle Turquie recèle des traces d’une présence juive antérieure à l’arrivée des expulsés d’Espagne. Les restes d’une antique synagogue, datant du IIIe siècle de notre ère, ont été découverts dans les ruines de Sardes, près d’Izmir. Une colonne de bronze trouvée à Ankara énumère les droits conférés par l’empereur Auguste à des communautés juives d’Asie Mineure. Ces communautés de culture hellénistique, dites romaniotes, étaient notamment implantées dans les grandes villes du littoral égéen.

Elles subsistent sous Byzance malgré de nombreuses persécutions. L’empereur y dispose à la fois de l’autorité politique et de l’autorité religieuse et les discriminations contre les juifs sont rapidement plus fortes que dans le monde occidental. Humiliés, cantonnés à certaines activités , contraints d’habiter dans des quartiers réservés, les juifs n’ont ainsi plus le droit, sous Justinien (527-565), de prononcer dans leurs prières « notre Dieu est le seul Dieu » considéré comme une offense à la sainte Trinité.

En 422, ils ont d’ailleurs été expulsés de la ville par Theodosius II. Apparement, ils ne reviennent dans la capitale qu’au IXe siècle, s’installant sur la rive sud de la Corne d’Or, près de la mer de Marmara et des murs d’enceintes de la cité. L’antisémitisme des autorités byzantines ne s’atténuera jamais. Au début du XIVe siècle, le patriarche Athanasius Ier se lamente encore auprès de l’empereur Andronicus II paléologue de la présence d’une synagogue dans la capitale : « Non seulement les masses sont autorisées à continuer à vivre dans l’ignorance, mais elles sont contaminées par la présence de juifs ».

Toutefois, l’inexorable avancée des Ottomans en Anatolie dès le XIVe siècle, puis dans les Balkans, est accueillie avec enthousiasme par les communautés juives romaniotes. « Elles signifient une libération immédiate non seulement de la sujétion, de la persécution et de l’humiliation, mais même de l’esclavage », écrit Stanford J. Shaw, qui souligne que de nombreux juifs de Bursa, en 1324, aident le sultan Ohran à prendre cette grande ville du Nord-Ouest anatolien qui devient la première capitale ottomane. La réelle tolérance des Ottomans est dictée dès le début par des raisons d’intérêts.

Cette société de guerriers et de paysans, cette machine étatique en formation, laisse les autres secteurs d’activités, notamment le commerce, aux chrétiens ou aux juifs. Comme dans les autres terres d’Islam, ils ont le statut de dhimmi, de protégés, prévu dans le Coran comme la sunna (la « tradition ») pour les représentants des peuples du Livre qui ne peuvent être convertis par la contrainte. La sécurité de leur personne et de leurs biens est garantie, mais ils doivent s’acquitter d’un impôt particulier, la capitation. Ces communautés peuvent s’administrer elles-mêmes pour les affaires intérieures, sous l’autorité de leurs chefs religieux. Ce statut fait cependant des non-musulmans des citoyens de seconde zone, soumis à un certain nombre de discriminations, notamment d’ordre symbolique ; dans le vêtement ou l’architecture des maisons, dans l’interdiction de porter des armes ou de monter des animaux nobles destinés à symboliser la supériorité des vrais croyants. La dhimma peut être appliquée de façon plus ou moins humiliante. Les sultans ottomans se montrent plutôt ouverts et pragmatiques. De nombreux juifs européens commencent à affluer dès le XIVe siècle, expulsés de Hongrie en 1376 ou de France en 1394. D’autres arrivent de Sicile au début du XVe siècle. La plupart s’installent à Andrinopole, l’actuelle Erdine, alors capitale de l’Empire. « Je vous le dis, la Turquie est un pays d’abondance où si vous le voulez vous trouverez le repos », écrit le rabbin Isaac Zarfati dans une célèbre lettre envoyée à ses coreligionnaires vivant encore dans les terres chrétiennes.

Les autorités ottomanes n’hésitent pas à déplacer par la force les juifs des petites communautés romaniotes pour repeupler en artisans et en commerçants les villes conquises et, en premier lieu, Istanbul après 1453. Les surgün, les déportés, se différencient ainsi des kendi gelen, les gens venus de leur propre volonté, c’est-à-dire les exilés arrivés d’Occident. Cette dernière dénomination reste longtemps en vigueur.

Plan de Constantinople, XVIe siècle
Plan de Constantinople, XVIe siècle

L’arrivée des juifs d’Espagne s’étale sur plusieurs décennies. Certains débarquent directement ; d’autres arrivent sur les terres ottomanes après de longs périples, notamment un passage en Italie. Mais le processus est lancé. Les recensements effectués par les autorités ottomanes en 1520-1530 dénombrent 1647 foyers juifs à Istanbul, soit 10% de la population de la ville, et 2645 foyers juifs à Salonique sur un total de 4863. Trente ans plus tôt, il n’y avait pas de juifs dans ce grand port des Balkans qui restera jusqu’à la fin de l’Empire la capitale du monde judéo-espagnol. À Istanbul, les juifs venus de la péninsule ibérique ne deviennent réellement majoritaire dans la communauté locale qu’à partir du XVIIe siècle, mais il y jouent déjà un rôle majeur, forts de leur dynamisme et de leur prestige. Ils peuvent aussi compter sur la bienveillance intéressée des autorités ottomanes. « Du point de vue turc, les juifs, notamment ceux qui venaient d’Europe, présentaient de nombreux avantages (…). Au fait des affaires européennes, mais relativement dégagés des intérêts européens, ils pouvaient se révéler des conseillers efficaces dans les relations que l’Empire ottoman entretenait avec les puissances occidentales. (…) Enfin et surtout, les Ottomans n’avaient a priori aucune raison de les suspecter de trahison ou de coupables sympathies à l’égard de leur principal ennemi, l’Occident chrétien », souligne l’historien Bernard Lewis.

Veste, Empire ottoman (Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme)
Veste, Empire ottoman (Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme)

Piliers de l’Empire, ils ouvrent les premières imprimeries à Istanbul  et Salonique dès le XVe siècle mais les autorités leur interdisent d’utiliser les caractères arabes pour éviter leur profanation et ne pas priver de travail scribes et calligraphes. Ils introduisent le théâtre jusque là totalement ignoré dans l’Empire. Ils apportent des capitaux et de nouvelles techniques pour la navigation ou l’armurerie. Néanmoins, c’est dans le secteur économique que leur contribution s’avère la plus importante. De nombreux juifs jouent un rôle clef dans l’administration des douanes, les finances de l’Empire, la naissance d’une industrie textile ou encore la banque.

Le riche marrane d’origine portugaise Joseph Nassi apporte au sultan son immense fortune et ses talents de gestionnaire. À la fin du règne de Soliman le Magnifique, il s’illustre aussi dans les relations diplomatiques avec la Pologne, l’Italie ou l’Espagne.

Après sa mort en 1579, aucun juif n’occupera plus une charge aussi élevée. Mais deux catégories réussiront à conserver encore une influence importante sur la vie de l’Empire : les médecins juifs de personnages politiques en vue et surtout les intendantes des harems. Pourvoyeuses de bijoux, de vêtements ou de parfums, Esther Handali ou Esperanza Malchi nouent d’étroits liens d’amitié avec les favorites des sultans ou leur toute puissante mère.

Piliers de l’Empire

Au XVIe siècle, les juifs sont un des éléments clés de l’Empire ottoman à son apogée, comme le remarquent, en général pour s’en lamenter, de nombreux chroniqueurs occidentaux, comme ce Michel Febure, cité par Robert Mantran : « Ils sont si adroits et industrieux qu’ils se rendent nécessaires à tout le monde. Il ne se trouvera pas une famille considérable entre les Turcs et les marchands étrangers où il n’y ait un juif à son service soit pour estimer les marchandises et en connaître la bonté, soit pour servir d’interprète ou donner avis sur tout ce qui se passe. Ils savent dire à point nommé et en détail tout ce qu’il y a dans la ville, chez qui chaque chose se trouve, sa qualité et quantité (…). Les autres nationalités orientales comme les Grecs, les Arméniens, etc., n’ont pas ce talent et ne sauraient arriver à leur adresse : ce qui oblige les négociants à se servir d’eux, quelque aversion qu’on leur porte.

Robert Mantran, Istanbul au Temps de Soliman le Magnifique, Paris, Hachette, 1994

La décadence du judaïsme ottoman, dès le XVIIe siècle, accompagne et anticipe celle de l’Empire. L’une des causes de ce phénomène est l’arrêt de l’immigration des juifs européens, qui offraient à l’administration ottomane des contacts  avec les monde occidental. Des minoritaires chrétiens, en premier lieu les Grecs et les Arméniens, commencent dès lors à occuper ces fonctions d’intermédiaires entre les deux mondes. La marginalisation et le repli communautaire des juifs sont encore accélérés par la grande crise du faux messie Sabbataï Zevi, qui ébranle profondément le judaïsme de l’Empire ottoman.

Sabbataï Zevi
Sabbataï Zevi

Sabbataï Zevi (1626-1678) et les Deunmés

Né à Smyrne (l’actuelle Izmir) en 1626, dans une famille de drapiers originaires du Péloponnèse, kabbaliste exalté, Sabbataï Zevi, convaincu d’être le Messie, entraîna dans la tourmente les communautés juives de l’Empire ottoman. Pour son exégète moderne le plus pénétrant, Gershom Scholem, ce mouvement religieux et insurrectionnel s’est développé sur fond de mysticisme cabalistique, forme dominante de la piété juive de l’époque. Dès l’expulsion d’Espagne, des penseurs juifs s’étaient interrogés sur la signification d’une telle catastrophe, la rapprochant des destructions du Temple de Jérusalem. « Je pense que ces épreuves, dira un rabbin à Rhodes en 1495, sont les douleurs de l’enfantement du Messie. » Ainsi peut-on comprendre l’enthousiasme et les espérances qui suscita le fulgurants mouvement messianique du smyrniote, en dépit de son excommunication par les rabbins de Jérusalem. En 1665, Sabbataï Zevi décide de partir à Istanbul. Arrêté par les autorités ottomanes, contraint de choisir entre le martyre et la conversion à l’islam, le prétendu Messie choisit de se plier. Certains de ses partisans considèrent cette apostasie comme une étape indispensable à la réalisation de sa mission et se convertissent eux aussi à l’islam, tout en conservant leur foi juive et en pratiquant les rites en secret. Cette communauté des deunmés (« ceux qui se sont tournés ») se replia vers la Turquie, à la fin de l’Empire. Certaines grandes familles deunmées jouent, aujourd’hui encore, un rôle important dans l’édition ou l’industrie. Longtemps cachés, restés discrets durant les soixante-dix premières années de la République laïque fondée par Mustapha Kemal, les deunmés turcs commencent à revendiquer ouvertement leur identité et leur histoire.

Dans les communautés traumatisées et désespérées, les rabbins prennent un énorme pouvoir, obstacle à toute évolution libérale future. Les autorités ottomanes, quant à elles, regardent avec une suspicion croissante cette minorité qui, jusque là, quand l’Empire ottoman entame sa modernisation sous la pression des puissances occidentales, les juifs du Levant sont une minorité appauvrie, souvent méprisée, vivant dans l’obscurantisme, loin des grands débats comme la Haskalah, le réformisme religieux, le sionisme ou la renaissance de l’hébreu. Les voyageurs occidentaux qui parcourent les quartiers juifs d’Istanbul de part et d’autre de la Corne d’Or décrivent une réalité misérable, totalement à l’opposé de ce que pouvait narrer leurs homologues encore deux siècles plus tôt. Les juifs turcs vivent repliés sur eux-mêmes, pour la plupart gagnant leur pain comme boutiquiers, artisans ou employés subalternes. Pire, un antisémitisme, nourri par les minorités chrétiennes, notamment les Grecs, commence à se développer : à Damas, en 1840, surgissent les premières accusations de meurtre rituel.

Des parias

« Je n’ai jamais vu la malédiction prononcée contre les enfants d’Israël peser aussi lourdement sur eux qu’au Levant (…) où on les tient davantage pour une espèce intermédiaire entre les animaux et les êtres humains que pour des hommes dotés des mêmes attributs, réchauffés par le même soleil, rafraîchis par les mêmes brises (…) éprouvant les mêmes joies et les mêmes peines que le reste de l’humanité. Leur expression a quelque chose de soumis et d’éteint qu’un Européen peut difficilement imaginer tant qu’il ne l’a pas vue. Il est impossible de décrire le mépris et la haine dont font preuve les Osmanlis à l’égard du peuple juif. À peine sait-il marcher que le marmot turc qui rencontre un membre de cette nation déchue a sa part d’insultes à ajouter aux malheurs de cette race errante de parias », écrit en 1836, Julia Pardoe dans The City of the Sultan. »

Bernard Lewis, Juifs en Terre d’Islam, Paris, Flammarion, 1999

Le salut vient de l’extérieur. Les capitales occidentales multiplient les pressions sur la Porte pour accélérer des réformes libérales destinées à garantir l’intégrité de l’Empire en même temps que leurs propres intérêts économiques. Les 150000 juifs qui vivent, au milieu du XIXe siècle, sur le territoire ottoman en sont les bénéficiaires comme les autres minoritaires. En 1856 puis en 1869, des décrets précisant et amplifiant les premières réformes de 1839 garantissent l’égalité de tous les citoyens devant la loi. L’activisme des communautés juives occidentales, atterrées par le sort de leurs coreligionnaires du Levant, contraint peu à peu le judaïsme turc à sortir de sa torpeur. Une petite partie des élites juives joue un rôle essentiel de relais, prenant fait et cause avec les francos, ces juifs d’origine étrangère qui bénéficient des privilèges accordés par les sultans aux ressortissants occidentaux. Le conflit entre les rabbins conservateurs et la petite élite moderniste se cristallise d’abord sur la nouvelle école ouverte en 1858 sous le parrainage du banquier Abraham de Camondo, « le Rothschild de l’Orient ». Deux ans plus tard un sympathisant des réformateurs, Jacop Avigdor, est élu grand rabbin de l’Empire. Les conservateurs passent à la contre-offensive avec le soutien d’une bonne partie du petit peuple. Des heurts contraignent les autorités à intervenir en 1862. Les traditionalistes reprennent le pouvoir et Abraham de Camondo est excommunié. Trois ans plus tard, l’administration ottomane fait volte-face, imposant aux communautés juives un statut plus libéral qui limite le pouvoir des rabbins. Mais les résistances demeurent et les francos décident de fonder leur propre communauté dite « italienne ». Cette dernière s’active pour introduire les écoles de l’Alliance israélite universelle, basée à Paris, dans les terres du Levant. Les premières ouvrent à Istanbul en 1870. Le français remplace le judéo-espagnol, d’abord au sein des élites puis, peu à peu, dans le plus grande partie de la population juive de l’Empire. En 1912, toute communauté judéo-espagnole d’au moins 1000 personnes est dotée d’une école de l’Alliance. Cette dernière prend progressivement la place d’institutions communautaires anémiées. Dès 1908, un « allianciste », Haim Nahum, est à la tête du judaïsme d’un empire où triomphe la révolution des Jeunes Turcs qui instaure une monarchie constitutionnelle.

L’un des centres du mouvement est Salonique, la grande ville juive. Les juifs n’y jouent pourtant qu’un rôle marginal. Dans la première assemblée ottomane élue en 1908, il n’y a que quatre juifs. Les guerres balkaniques de 1912-1913 et la conquête de Salonique par la Grèce, puis la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire marquent la fin de ce judaïsme ottoman, désormais éclaté entre plusieurs États-nations hostiles sinon rivaux. La guerre mondiale et la guerre d’indépendance ont décimé les autres minorités. Les Arméniens sont massacrés en masse, notamment en 1915, et les Grecs, chassés dans le cadre du grand transfert de populations qui suit le traité de Lausanne en 1923.

Dans les frontières de la République turque proclamée par Mustapha Kemal, vivent 81872 juifs (d’après le recensement de 1927), pour la plupart concentrés à Istanbul et à Izmir. Traumatisés par la défaite de 1918 et l’effondrement de l’Empire, les Turcs tentent de se forger une identité nationale spécifique et se méfient des derniers minoritaires. Le nouveau système politique républicain, directement inspiré du modèle jacobin, modifie considérablement les conditions de vie de la communauté juive. La nouvelle République est en outre déterminée à encourager la formation d’une classe moyenne nationale. Les écoles de l’Alliance doivent rompre leurs liens avec « l’étranger ». L’enseignement se fait désormais en turc. La laïcité militante des institutions kémalistes étouffe les dernières écoles communautaires. On rappelle aux juifs qu’ils sont des « invités » et qu’il leur incombe de montrer leur reconnaissance en s’intégrant le plus rapidement possible.

Égaux en droit, ils ne le sont pas dans la réalité. Les charges publiques d’un certain niveau leur restèrent de fait interdites jusqu’aux années 1945-1950. « Cet État-nation autoritaire et non libéral laissa la communauté juive privée d’institutions propres sans pour autant lui permettre une intégration dans les sphères sociales et publiques », remarquent Esther Benbassa et Aron Rodrigue. Cette politique de laminage des minorités culmine pendant la Seconde Guerre mondiale. Certes la Turquie kémaliste accueille, après 1933, un certain nombre d’universitaires juifs allemands chassés par le nazisme. Elle laisse aussi transiter par son territoire les réfugiés munis de visa d’entrée pour la Palestine. Restée neutre pendant le conflit, elle instaure en 1942 un « impôt exceptionnel » qui, de fait, est conçu pour ruiner la position économique des minoritaires. La population est divisée en quatre groupes (étrangers résidents, non-musulmans, musulmans, deunmés), taxés de façon différente. Les estimations des biens sont le plus souvent totalement arbitraires. En moyenne, cet impôt est de 5% pour les musulmans et de 150 à 200% pour les Grecs, les Arméniens et les juifs. Beaucoup n’ont pas les moyens de payer, même en bradant leurs avoirs. Ils sont alors condamnés à des travaux obligatoires, enfermés dans des camps au fin fond de l’Anatolie. Cet impôt est finalement aboli en mars 1944. Parmi les juifs turcs, le traumatisme est terrible et prépare le terrain a une massive émigration vers Israël, dès 1948, pour continuer tout au long des années 1950-1960, accentuée à chaque poussée nationaliste, malgré l’instauration du multipartisme et la démocratisation des institutions républicaines.

Il reste aujourd’hui 26000 juifs en Turquie, pour la plupart à Istanbul. Les bonnes relations entre Ankara et Jérusalem, les deux seules démocraties de la région et toutes les deux fidèles alliées de Washington, permettent à cette communauté, la seule importante encore installée dans un pays musulman, de vivre sans problèmes majeurs. La Turquie pro-occidentale, laïque, musulmane mais non arabe, entourée de voisins hostiles, a d’évidents intérêts stratégiques commun avec l’État d’Israël. Les deux pays ont passé un accord militaire en 1998. Les autorités d’Ankara revendiquent volontiers cet héritage ottoman de l’hospitalité accordée aux juifs. Elles ont célébré en grande pompe le 500e anniversaire de l’accueil des caravelles arrivant d’Espagne. Les derniers juifs de Turquie n’en restent pas moins préoccupés par la montée de l’islamiste radical dans le pays, et craignent d’être la cible d’attentats terroristes comme celui du 6 septembre 1986 à la synagogue Neve Shalom d’Istanbul, qui fit vingt-trois morts.