À Sarajevo, où vécut la majorité des juifs de Bosnie, les premiers réfugiés de la péninsule ibérique arrivent à partir de 1565, en provenance d’Italie, de Grèce, de Bulgarie, et d’autres régions sous domination turque. Faisant partie de la rayah (terme utilisé par les turcs pour désigner les populations non musulmanes sous leur domination), ils ont à ce titre un statut équivalent à celui des autres non-musulmans de l’Empire ottoman. Une certaine autonomie de gestion pour les affaires religieuses et communautaires se combine avec une série d’exigences et de contraintes, assorties d’exactions répétées de la part des pachas locaux.
Un juif doit, par exemple, céder le pas à tout musulman qu’il croise dans la rue, il n’a pas le droit de monter à cheval ni de porter des armes, sauf à l’occasion de voyages. Tout juif de plus de neuf ans paye une taxe d’habitation et, pendant les dernières décennies de gouvernement turc, c’est-à-dire jusqu’en 1878, les juifs doivent acquitter un impôt spécifique, la bedelija, pour échapper à la conscription. Les juifs sont, en outre, tenus de fournir des chevaux pour les travaux d’entretien des routes et pour l’armée turque quand elle part en campagne.
Les Turcs imposent également des contraintes en matière vestimentaire. En Bosnie, conquise en 1463, le juif a le droit de porter un turban, à condition qu’il ne soit pas trop important et, surtout, qu’il soit jaune, à l’exclusion de tout autre couleur. S’il coiffe le fez, comme ses ancêtres ont en pris l’habitude dans l’Espagne arabe, et comme ses descendants continueront de le faire longtemps après le départ des Turcs, il doit impérativement être bleu foncé. De même, l’usage du vert est strictement interdit à tous les non-musulmans, et seules les chaussures de couleur noire sont autorisées.
Cela entraîne, chez les femmes séfarades de la région, le développement d’une culture vestimentaire spécifique, fortement identitaire, dont les musées juifs de l’ex-Yougoslavie conservent la mémoire. Jusqu’au début du XXe siècle, les femmes juives de Bosnie continuent, par exemple, de porter de longues robes brodées, les anteriyas, et surtout le tokado, un petit chapeau orné d’une rangée de ducats, appelée, en judéo-espagnol, la frontera, les jeunes filles se contentent généralement de ne porter qu’un seul ducat au front.
Pour le reste, la vie des juifs de Bosnie sous le règne ottoman a été quelque peu semblable à celle des autres habitants de cette région pauvre et montagneuse de l’Empire, loin des grands axes routiers et commerciaux de l’époque. Si la communauté compte de nombreux médecins et savants, comme le rabbin Judah ben Solomon Hai Alkalai, précurseur du sionisme dès le milieu du XIXe siècle, elle est majoritairement composée de gens de condition modeste, ne vivant pas mieux que les autres populations de la province. Une association caritative, la Benevolencija, est ainsi créée pour venir en aide aux plus démunis, qui sera encore active pendant la récente guerre interethnique de 1992-1995, au bénéfice de toutes les populations du pays.
Loin du pays
C’est le prix Nobel de littérature Ivo Andric qui campe la scène, dans sa Chronique de Travnik (Paris, Belfond, 1997), une petite ville de la Bosnie occidentale, élevée temporairement, au début du XIXe siècle, au rang de capitale de cette province turque.
Par une chaude matinée du mois de mai 1814, Salomon Atijas, le patriarche de la petite communauté juive de la ville, empestant l’ail et la peau de mouton non tannée, vient offrir vingt-cinq ducats au consul de France, qui a reçu l’ordre de fermer la représentation à Travnik, mais n’a pas de quoi financer son voyage de retour. Il le fait, parce que le diplomate, au cours des sept années qu’il vient de passer dans la ville, a su faire preuve à l’égard des juifs d’une humanité et d’une attention « comme ne l’avaient fait ni les Turcs, ni aucun autre étranger ». « Où que nous eussions été hors d’Espagne, nous aurions souffert, car nous aurions toujours eu deux patries, cela je le sais, mais ici, la vie a été trop cruelle et trop humiliante (…). Nous vivons entre les Turcs et la rayah bosniaque, entre la rayah misérable et les Turcs terribles. Complètement coupés des nôtres et de ceux qui nous sont proches, nous nous efforçons de conserver tout ce que nous avons d’espagnol, les chansons, la nourriture et les coutumes, mais nous sentons que tout cela change en nous, se corrompt et tombe dans l’oubli » déclare le vieil Atijas au voyageur qui met cap à l’ouest. De fait, s’ils savent gré à la Turquie de les avoir accueillis après l’expulsion d’Espagne, les juifs arrivées en Bosnie ont, plus que d’autres séfarades, souffert du déracinement, et ils cultiveront au fil des siècle la nostalgie de leur « Andalousie incomparable ».
L’Autriche-Hongrie occupe la Bosnie-Herzégovine en 1878, et l’annexe en 1908. la région va connaître au cours de cette période un développement économique accéléré, notamment sous l’impulsion d’arrivants ashkénazes, qui investissent l’industrie, les profession libérales et intellectuelles. Les séfarades restent dans le commerce et l’artisanat, mais leur niveau culturel s’élève lui aussi considérablement. On raconte ainsi qu’au tournant du siècle, tous les médecins de Sarajevo étaient juifs.
Après la Première Guerre mondiale, à l’issue de laquelle la Bosnie-Herzégovine est intégrée au nouveau royaume de Yougoslavie, la jeunesse juive de Sarajevo et de la province se distingue notamment par son engagement politique. Alors que le mouvement sioniste gagne en influence un peu partout en Yougoslavie, à Sarajevo, c’est une organisation plus radicalement marxiste, la Matatja, qui attire la jeunesse juive locale. Créée en 1923, cette association culturelle et politique possède rapidement un millier de membres.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Bosnie-Herzégovine compte 14000 juifs, dont 8000 à Sarajevo. Lorsque l’Allemagne envahit la Yougoslavie en avril 1941, elle octroie la Bosnie-Herzégovine à l’État fantoche créé à Zagreb. Comme en Croatie, les juifs deBosnie-Herzégovine sont pourchassés par les oustachis, avec le renfort de bandes musulmanes formées par le mufti de Jérusalem, le Palestinien Hadj Amine el Husseini. Cet admirateur de Hitler appuie la formation d’une division SS composée de musulmans, l’Ansar, dont la férocité à l’encontre des Serbes et des juifs n’a rien à envier à celle des oustachis. Un millier de juifs bosniaque parviennent cependant à gagner les rangs de la Résistance, dont le tiers tombe les armes à la main. Dans les années qui suivent la Libération, la moitié des 2200 survivants de la région font aliyah en Israël.
C’est pourquoi, avant même la guerre de 1992-1995, la communauté juive de Bosnie-Herzégovine ne comptait déjà plus que 500 personnes environ. Ce nombre s’est encore réduit avec les combats et les transferts de réfugiés.