Quand David Ben Gourion s’installa à Salonique en 1910 pour y apprendre le turc, il s’étonna de trouver une ville comme il n’en existait pas en « Eretz Israel » : le jour férié était le shabbat, et même les dockers étaient juifs. Il reçut le conseil de ne pas se déclarer ashkénaze : tous les proxénètes l’étaient…
Juive donc, et séfarade, Salonique était nommée « mère en Israël » depuis plus de trois siècles. Havre des bannis d’Espagne, elle fut un canton perdu de Judée et un district de Castille ou de Navarre. La langue populaire était le judéo-espagnol (judezmo et ladino), et la langue des élites était le français.
C’est vers elle, nichée au fond du golfe Thermaïque (golfe de Thessalonique) qu’avait déjà convergé des juifs hellénisés dans l’Antiquité. Saint Paul, après avoir prêché pendant trois shabbatot dans leurs synagogues, dut s’enfuit nuitamment. Les romaniotes, comme il convenu d’appeler les juifs de l’Empire romain d’Orient, durent subir d’innombrables invasions.
Vendue aux Vénitiens, la ville fut conquise en 1430, avant Constantinople, par les armées ottomanes. Les exilés séfarades furent accueillis avec tolérance à Salonique par milliers, puis par dizaines de milliers. Le XVIe siècle fut un âge d’or de la diaspora de la ville. Samuel Moïse de Médina, le plus éminent rabbin du siècle, auteur d’un millier de responsa, résume cet éclat intellectuel en une phrase : « Nous abondons en savants et bibliothèques, la science est largement répandue parmi nous. »
Ce rayonnement fut aussi commercial, grâce à la position de relais détenue par Salonique entre Venise et l’Empire ottoman. En 1556, un boycott du port d’Ancône fut déclenché par les juifs levantins, à l’instigation de ceux de Salonique, pour protester contre un autodafé de vingt-cinq marranes portugais, sur ordre du pape Paul IV. En outre, les lainages du puissant et redouté corps des janissaires étaient tissés dans les ateliers juifs de Salonique.
À la fin du XIXe siècle, sous l’influence de l’Alliance israélite universelle de Paris, associations philanthropiques, club de libres penseurs ou comités politiques firent leur apparition. L’entrée des troupe hellènes, en 1912, fut vécue avec appréhension par les juifs, en raison d’un fort antagonisme économique. À tort, ou à raison, les juifs soupçonnèrent que le grand incendie de 1917, qui ravagea le quartier juif et réduisit en cendres ses trente-deux synagogues ancestrales, était d’origine criminelle.
C’est alors que débuta l’émigration de dizaines de milliers de juifs, en particulier vers la France ou les États-Unis. Deux événements vinrent l’accélérer : le transfert de populations gréco-turques défini par le traité de Lausanne de 1923 qui inversa le rapport démographique entre Grecs et juifs, et un pogrom dans le quartier juif de Campbell en 1931.
Dix ans plus tard, en avril 1941, les premières colonnes allemandes pénétrèrent à Salonique. À l’été 1942, tous les hommes furent convoqués sur la grande place Elefterias : pendant des heures, ils subirent devant la foule des humiliations de la part des nazis. L’expropriation de la grande nécropole israélite fut mise en oeuvre, à la satisfaction des autorités grecques, souligne J. Nehama. De mars à août 1943, 46000 juifs de Salonique, soit 96% de la communauté, furent déportés et exterminés à Auschwitz-Birkenau. Moins de 1500 survivront. La Salonique juive avait vécu. Plus d’un demi-siècle après, un monument en mémoire de l’Holocauste a été édifié en 1999. De prime abord, rien ne vient plus rappeler la « Jérusalem des Balkans » dans la Salonique moderne, à l’architecture froide, bétonnée ou déglinguée. On pourrait se demander, tant les traces en ont été effacées, si les juifs y furent jamais présents, alors qu’il étaient majoritaires jusqu’au début de années 1920.
Radio J Lise Gutmann viens je t’emmène Thessalonique (youtube.com)
Pour commencer votre visite de la Salonique juive, vous pouvez vous rendre au centre communautaire de la ville.
Les vestiges de l’ancien patrimoine juif
Quelques belles villas appartenant autrefois aux plus grandes familles juives ont été miraculeusement épargnées par la spéculation immobilière délirante qu’a connue Salonique dans les années 1950 et suivantes. Elles ont été érigées dans le style bourgeois Belle Époque, sur le boulevard Hamadié, rebaptisé Vassillisis Olgas (« Reine Olga »). Deux architectes italiens se sont disputés les faveurs des riches négociants qui choisissaient de s’y établir.
Au numéro 182 du boulevard Vassillisis Olgas, au fond d’un jardin, quasi-vouée à la ruine avant d’être transformée en galerie d’art municipale il y a quelques années, se trouve l’éclectique « Casa bianca » , édifiée pour la famille Fernandez par l’architecte Piero Arrigoni.
Plus classique, et luxueuse, la villa de Charles Allatini , le plus grand minotier juif de Salonique, a été construite sur les plans de Viteliano Poselli, au numéro 198 du même boulevard. Elle servit de résidence forcée de 1909 à 1912 au sultan ottoman Abdul Hamid II après la révolution des jeunes turcs.
Abritant le Musée folklorique de Macédoine, l’ancienne grande demeure de la famille Modiano est au numéro 65 de l’avenue Megas Alexandros.
Face au Musée archéologique, avenue Stratou, une mosquée a été bâtie en 1902 pour la communauté deunmée, juifs convertis à l’islam, après l’hérésie de Sabbataï Zevi. Oeuvre de Poselli, la mosquée neuve, Yeni Djami , combine une architecture ottomane fin de siècle avec des éléments Renaissance, baroques, ou mauresque.
Les synagogues et les musées
Monastirioton est la synagogue la plus importante encore en service. Construite au début des années 1920 par des juifs originaires de Monastir, une ville de l’actuelle république de Macédoine, elle fut utilisée par la Croix-Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa structure est calquée sur le plan classique séfarade, avec l’aron ha-kodesh à l’est, et le pupitre de la bimah à l’ouest.
Une autre synagogue, Yad Lezikaron ou l’Ashkenazi, a été reconstruite en 1984 dans un bâtiment moderne de la rue Herakleios. L’arche vient de l’ancienne Kal Sarfati, la synagogue de France, et la bimah de la synagogue Baron Hirsch, portant le nom du célèbre philanthrope juif.
Le Musée juif de Salonique est abrité dans un immeuble qu’occupa jadis une banque juive. Son exposition permanente met en avant l’histoire et la culture de la communauté séfarade de la ville depuis le XVe siècle.
La synagogue Yad Lezikaron et le Musée juif de Salonique se trouvent dans le quartier très animé du marché Modiano, du nom d’une grande famille juive originaire de Livourne. De nombreux commerces, tant ce marché coiffé d’une verrière métallique qu’à ces abords, étaient détenus par les juifs. La plus grande et ancienne librairie de Salonique, la librairie Molho , est située dans la rue parallèle à la rue Herakleios en direction de la mer. Rendez-vous de l’élite cultivée, cette librairie appartient à la famille Molho, qui fut sauvée pendant la guerre par une famille grecque orthodoxe.
La nécropole et le cimetière
En lieu et place de l’antique nécropole israélite, se dresse désormais l’université Aristotélous . La destruction par les nazis de l’immense cimetière où reposaient vingt générations, à la grande satisfaction des autorités grecques locales, a donné lieu, a donné lieu à des scènes de profanation par des hordes de pillards persuadés que les juifs, alors parqués dans des ghettos, y avaient caché des trésors. Les dalles funéraires ont servi à la construction de préaux d’écoles, des escaliers de l’université, des caniveaux des trottoirs ou même des latrines de casernes ; parfois, les inscriptions funéraires n’ont même pas été enlevées, et elles sont toujours visibles…
Le cimetière moderne , ou quelques anciennes pierres tombales ont été rassemblées, se trouve rue Karaoli Demétriou, en face de l’usine AGNO.