Jusqu’au début du XXe siècle, l’histoire des juifs de Russie concernait principalement des territoire (Ukraine, Biélorussie, Bessarabie, Lituanie) qui, aujourd’hui, ne font plus partie de l’actuelle Fédération de Russie. À quelques rares exceptions près, l’établissement des juifs à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans les villes de Russie centrale n’était pas autorisé. Certes, des colonies juives existaient dès l’Antiquité sur les bords de la mer Noire, en Crimée, puis dans le royaume Khazar qui prit le judaïsme comme religion à la fin du VIIIe siècle et au IXe siècle, avant de péricliter et d’être supplanté par la principauté de Kiev (Xe-XIIIe siècles), premier berceau de l’État russe. Après le déclin de la Russie kiévienne, absorbée par la Lituanie et la Pologne, le centre de la Russie s’est déplacé vers le Nord -Moscou, Pskov, Novgorod-, où les juifs n’avaient pas le droit de cité. Ce n’est donc qu’en conquérant des territoires sur la Pologne que la Russie a hérité de communautés juives, donc d’un « problème juif » qu’elle ne connaissait pas auparavant.
Déjà en 1654, en absorbant l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr, la Russie s’appropriait des territoires où vivaient les juifs, mais, d’un part ceux-ci avaient été largement massacrés à Khmelnitsky et, d’autre part Pierre Ie édicta, en 1721, un oukase les chassant de Petite Russie, confirmé en 1742 par l’Impératrice Elisabeth Petrovna qui refoula les juifs hors des frontières de l’Empire russe.
C’est donc principalement lors des trois partages successifs de la Pologne (1772, 1793 et 1795) que la Russie s’appropria des terres où vivaient de fortes communautés juives, « acquisition énigmatique de la Russie » selon l’expression de l’historien John Klier. En l’espace de quelques décennies, ce pays autrefois dans juifs dut administrer la plus grande communauté juive du monde, forte d’environ 700000 ou 800000 âmes. Dès 1791, Catherine II prit des mesures visant à restreindre leur liberté de mouvement et à les empêcher de s’établir dans d’autres régions de l’Empire. Ces mesures, complétées par les souverains successifs entre 1804 et 1825, donneront naissance à ce qu’on a appelé la « zone de résidence » où les juifs étaient contraints de demeurer, qui s’étendait sur tout l’Ouest de l’Empire, de la mer Baltique à la mer Noire, dans ce qui est aujourd’hui la Lituanie, la Pologne la Biélorussie, l’Ukraine.
À partir de 1859, quelque allègements furent apportés et des autorisations de vivre hors de la « zone de résidenceé accordées aux « marchands de la première guilde », en 1861 aux titulaires d’un grade universitaire, en 1865 à certains artisans, en 1867 à d’anciens militaires et en 1879 à tous ceux qui avaient une formation élevée. Du fait de ces allègements en faveur des plus cultivés et de l’attraction des deux capitales, dès la fin du XIXe siècle, les meilleurs représentants de l’intelligentsia juive quittèrent les shtetlekh et s’installèrent à Saint-Pétersbourg et à Moscou.
La « zone de résidence »
Mais pour pouvoir habiter à Pétersbourg, il faut non seulement de l’argent, mais une autorisation particulière. Je suis israélite. Or, le tsar a fixé une certaine zone de résidence dont les juifs n’ont pas le droit de sortir.
Marc Chagall, Ma Vie, Paris, Stock, 1990
Cependant, ce n’est qu’à partir de la Révolution de 1917 qui abolit la « zone de résidence », ce que mouvement prit une ampleur massive et qu’on vit se constituer de fortes communautés juives d’intellectuels et d’artistes à Petrograd et à Moscou, qui connurent un développement culturel et l’apogée de leur histoire dans les années 1920, avec le rôle moteur joué par le théâtre juif d’État (GOSET) d’Alexander Granovski et de Solomon Mikhoëls. Les bolchéviques soutinrent à l’époque le yiddish comme expression des classes populaires juive et favorisèrent le développement du théâtre à Minsk, Kiev et Odessa. Des écoles juives furent créées avec l’enseignement en yiddish (il en existait 1100 au début des années 1930), des sections juives s’ouvrirent dans les universités.
Le théâtre juif de Russie
Les origines du théâtre en langue yiddish en Russie remontent au XIXe siècle et se fondent principalement sur les Purimspiele, spectacles mettant en scène l’histoire d’Esther. Le père du théâtre yiddish est Abraham Goldfader (1840-1908). Ce théâtre, essentiellement ambulant, connaît son essor après la Révolution de 1905 grâce à Peretz Hirschbein qui créé à Odessa, le théâtre artistique juif où il jouait les « classiques » d’Itzhak Leybush Peretz, Scholem Aleïkhem, Schalom Asch, ainsi que ses propres pièces. Avec la Révolution de 1917 et durant les années 1920, se produit un second développement du théâtre yiddish : Alexander Granovski (1890-1937) fonde le Studio juif de Petrograd et découvre Solomon Mikhoëls, acteur culte du théâtre juif et soviétique. En 1920, la troupe de Granovski s’installe à Moscou pour devenir le GOSET (Théâtre juif d’État) qui acquiert la célébrité en bénéficiant de l’apport de décorateurs tels que Chagall, Altman, Rabinovitch ou Faltz.
Le pouvoir soviétique considéra la question juive comme une simple question sociale et tenta d’obtenir l’adhésion des masses juives en leur offrant des terres, refusées par le pouvoir tsariste. C’est ainsi que se constituèrent, dans les années 1920, des kolkhozes juifs regroupés dans le sud de l’Ukraine et en Crimée, en rayons (cantons) nationaux juifs. En 1928, une région d’Extrême-Orient, le Birobidzhan fut décrétée région autonome juive avec le yiddish comme langue officielle et proposée aux juifs désireux de la coloniser. Parrallèlement, les activités sionistes furent interdites, comme les organisations Halouts, Makkabi, Ha-Shomer ha-Tsair et le parti Poalei Tsion, ainsi que, au nom de l’athéïsme, tout ce qui avait rapport avec la religion : synagogue, yeshiva, mikveh, heder…
Au milieu des années 1930, cette politique s’aggrava : en 1937-1939, à l’apogée de la répression stalinienne, la quasi-totalité des institutions et associations juives étaient interdites et de très nombreux juifs étaient victimes des purges, des déportations et des exécutions. En 1939, plus de 3 millions de juifs vivaient en Union soviétique, nombre qui fut porté à 5 millions après l’annexion de la partie orientale de la Pologne à la suite du pacte germano-soviétique.
Le 22 juin 1941, l’Allemagne nazie déferlait sur l’URSS. Elle extermina la population juive dans le territoires occupés, qui correspondaient approximativement à l’ancienne « zone de résidence ». Entre l’été 1941 et l’été 1942, ville après ville, village après village, les juifs furent exécutés par centaines de milliers dans des fosses communes, sans attendre que fût inventée en Pologne la mort « propre » des chambres à gaz.
En 1942, fut créé le Comité antifasciste juif, sous la direction de l’acteur Solomon Mikhoëls, destiné à sensibiliser et alerter l’opinion internationale sur les massacres des juifs perpétrés par les nazis. Tous les membres de ce comité seront arrêtés et exécutés en 1952.
À partir de 1948, l’antisémitisme devient politique officielle, sous le nom de lutte contre le « cosmopolitisme ». Les synagogues qui étaient encore en activité, les théâtres juifs, les bibliothèques, les maisons d’édition en yiddish furent fermés. Les juifs qui avaient des postes importants furent licenciés, comme par exemple le photographe Khaldeï, auteur notamment de la célèbre photo du drapeau soviétique flottant sur le Reichstag. Les grands écrivains yiddish furent assassinés (Peretz Markish, Der Nister, David Bergerlson, entre autres).
Après la mort de Staline et le léger dégel khrouchtchévien, les médecins juifs accusés du complot des « blouses blanches » furent réhabilités, et une revue en langue yiddish, Sovyetich Heymland put paraître à partir de 1961. Après la guerre des Six jours (1967), l’antisémitisme officiel se cacha sous le terme d’antisionisme et l’hostilité envers l’État d’Israël. Les juifs soviétiques qui demandèrent à émigrer essuyaient des refus, comme Anatoli Chtcharanski, qui fut plus tard ministre israélien des affaires étrangères.
Ce n’est qu’à partir de la perestroïka (1985) de Mikhaïl Gorbatchev que la situation s’est améliorée pour les juifs, qui ont obtenu l’autorisation d’exercer leur culte et leurs activités, ainsi que le droit d’émigrer. De nombreuses synagogues et écoles juives ont été rouverte dans toute la Russie et les autres Républiques ex-soviétiques, une centaine de journaux et de périodiques juifs (en langue russe) se sont créés, ainsi que diverses organisations, congrès juifs, communautés, etc. À Moscou et Saint-Petersbourg se sont créées des « universités juives » et, à Kiev, un Institut de judaïstique près de l’Académie Moguila. L’émigration des juifs russes et de l’ex-URSS a été massive dans les années 1990 et continue aujourd’hui. Le yiddish n’est pratiquement plus parlé et la revue Sovyetich Heymland a dû cesser sa publication.