Au début du vingtième siècle, Kishinev comptait plus de soixante-dix synagogues et une vingtaine de yeshivot. Contrairement à de nombreuses autres villes de l’Empire russe, les Juifs de Kishinev ne vivaient pas reclus dans un ghetto, hormis durant les années noires de la Shoah.
Si les faubourgs populaires de la ville basse concentraient l’essentiel de la population juive, un bon nombre avait également pris ses quartiers dans la partie haute, plus bourgeoise, et dans laquelle se trouve aujourd’hui la majorité des ambassades. La capitale moldave ne dispose donc pas d’un quartier juif à proprement parler et les nombreux sites que vous pourrez découvrir sont de ce fait éparpillés un peu partout dans l’ensemble du centre-ville.
Vous pourrez commencer votre promenade dans Chisinau la juive par une découverte du grand marché de la ville, Piata centrale, sympathique dédale aux milles saveurs où il est possible de déguster les produits des campagnes environnantes, souvent vendus directement par leurs producteurs. Miels, fromages, fruits séchés, vins… c’est un agréable panorama gastronomique moldave que vous pourrez découvrir à Piata Centrale. Prenez des forces en vous nourrissant, parmi les portefaix et à l’ombre des acacias, de quelques chachliks agrémentés de kvas, cette boisson rafraichissante à base de blé, puis dirigez-vous vers le centre-ville, en prenant la rue Armeneasca, la rue des Arméniens, jusqu’au croisement avec la rue Columna. Vous tomberez rapidement sur l’intersection avec la rue Habad Liubavici, dans laquelle se trouve, au numéro 8, la seule synagogue de Chisinau encore ouverte de façon permanente. Construite en 1888 par l’architecte T. Ghinger, cette synagogue, parfois nommée sous son nom yiddish Gleizer Shil (synagogue des vitriers), est actuellement gérée par la communauté Loubavich, qui dispose d’un Beith Chabad à proximité. D’aspect extérieur relativement humble (elle a été en partie détruite durant la Seconde Guerre mondiale), sa salle centrale a été très bien réhabilitée.
En remontant la rue Habad Liubavici, vous arriverez sur la rue Vasile Alexandri, que vous descendrez ensuite de quelques pas pour vous retrouver face à l’un des vestiges les plus marquants de l’histoire juive de Bessarabie, ceux d’une impressionnante yeshivah, dont la façade s’étend sur une cinquantaine de mètres. Celle-ci fut construite en 1860 par la communauté hassidique de la ville – la Bessarabie était effectivement un pôle majeur de rayonnement de la pensée du Baal Shem Tov, cherchant alors à contrer l’influence croissante de la Haskalah sur la communauté. La yeshivah de Kishinev était considérée comme l’une des plus importantes du sud de l’Empire russe et attirait des élèves venus aussi bien de Bessarabie que de Podolie et d’autres régions actuellement en Ukraine. Massive et en relatif bon état, la yeshivah de Chisinau servait encore il y a peu d’entrepôt aux ferrailleurs du quartier. Désormais classée monument historique, elle est en attente de réhabilitation.
À proximité de l’ancienne yeshivah se trouve le ghetto de Chisinau. En fait de véritable ghetto, la partie de la ville dans laquelle les autorités roumaines avaient concentré la population juive durant la Seconde Guerre mondiale, à partir de 1941. Un monument à la mémoire des victimes du ghetto a été érigé en 1993 rue Ierusalem, au cœur de ce quartier. A contrario de certaines villes d’Europe dans lesquelles les ghettos ont fait l’objet d’importants programmes de réhabilitation, celui de Chisinau, par manque d’intérêt et surtout par manque de fonds – la Moldavie demeure depuis longtemps le pays le plus pauvre d’Europe – est globalement resté intact. En s’y promenant, on a parfois du mal à imaginer que des décennies nous séparent des vieilles photos noirs et blancs vues au musée ou chez un lointain parent. Découvrir Chisinau la juive, c’est ainsi se perdre et déambuler dans les ruelles pavées du centre-ville où il y a moins d’un siècle, la grande majorité des habitants étaient juifs et la lingua franca des arrière-cours, le yiddish. Dina Vierny, née en Bessarabie en 1919 et surtout célèbre pour avoir été la muse de Maillol, a recueilli et interprété de très belles chansons de prisonniers russes, dont il semblerait presque que les émouvantes mélodies résonnent encore ici, dans les rues du vieux Kishinev.
Dans un autre registre, vous pourrez également errer dans ce quartier après vous êtres imprégnés du Geb mir Bessarabia, du célèbre acteur et chanteur yiddish Aaron Lebedeff, né à Gomel (actuelle Biéliorussie) en 1873.
Non loin de la rue Ierusalem, se trouve, rue Diorditsa, le bâtiment de l’ancienne synagogue Lemnaria (synagogue des bûcherons, un marché au bois existait non loin de la synagogue), imposant édifice de quatre étages bâti en 1835. Nationalisé durant la période soviétique, il a été rétrocédé à la communauté en 2005, parfaitement réhabilité et abrite désormais le centre culturel juif Kedem, proposant de très nombreuses activités. N’hésitez pas à y rentrer et à demander le programme, vous aurez sûrement la chance d’assister à une pièce de théâtre en yiddish ou à un concert de musique klezmer. Au sous-sol, le musée juif de Chisinau, récemment réorganisé offre un panorama lumineux et complet de l’histoire juive de Moldavie dans toutes ses dimensions et présente le vif intérêt de ne pas être dédié uniquement à l’histoire du pogrom de 1903 et de la Shoah. Le centre culturel pourra également vous être d’une aide précieuse si vous êtes à la recherche d’archives familiales, de lieux dans lesquels auraient vécu vos aïeux ou de cimetières où ils seraient enterrés. En face du centre culturel, vous pourrez visiter la bibliothèque juive de Chisinau, riche d’un fond de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages en yiddish, en russe et en roumain mais aussi en français, en anglais et en allemand, et dont l’entrée est ornée d’une plaque à la mémoire de l’écrivain moldave de langue yiddish Yechiel Shraibman.
Prenez un peu de repos dans l’un des cafés en terrasse agréablement situés dans la rue Diorditsa, la seule rue piétonne de la ville et vous voilà plein d’énergie pour continuer votre journée. A proximité, au 69 rue Vlaicu Pircalab se trouve l’immeuble d’un ancien Talmud Torah. Traversez le parc de la cathédrale en direction de la rue Alexandra Cel Bun, où se trouvait, au numéro 117 une école pour jeunes filles de familles populaires.
Remontez ensuite la rue Columna, dans laquelle se trouve, au numéro 150, les bâtiments de l’ancienne synagogue Yavne et de l’ancien hôpital juif de Chisinau. Construit au début du dix-neuvième siècle, il a été pleinement transféré à la communauté juive en 1870 et pouvait alors accueillir jusqu’à 200 lits. Il vaut le coup de rentrer et de jeter un coup d’œil à cet ensemble de vieux bâtiments et à son jardin intérieur. Le décor n’y a pas changé, ou presque.
Remontez jusqu’au bout de la rue Columna, puis tout droit jusqu’à l’avenue Calea Iesilor où vous tomberez rapidement sur un grand parc, le parcul Alunelul. Celui-ci abrite le monument inauguré en 1993 à la mémoire des victimes du pogrom de Chisinau, enterrées dans le cimetière juif qui à l’époque s’étendait jusqu’à l’emplacement du parc Alunelul. En remontant la rue Milano, vous arriverez au cimetière juif, l’un des plus grands d’Europe, d’une superficie d’environ 10 kilomètres carrés. Immense labyrinthe d’arbres, d’herbes folles et de pierres tombales, on en compte quelques 24 000 portant les noms des défunts en yiddish, en roumain ou en russe en fonction de la date à laquelle ils ont été enterrés, le cimetière juif abriterait notamment, sous un édifice en briques que vous pourrez aisément distinguer les rouleaux de la Torah profanés qui y auraient été enfouis au lendemain du pogrom. À environ dix minutes de marche à gauche depuis l’entrée du cimetière, se trouvent l’incroyable vestige d’un édifice datant de la fin du 19ème siècle dans lequel la tahara était pratiquée et dont les lourdes portes rouillées portent encore l’étoile de David. Gardez du temps et des forces pour visiter ce lieu en ruines mais dont la solennité est restée toute intacte et qui constituera le point d’orgue de votre visite.
Du cimetière, le plus simple pour revenir dans le centre-ville est de prendre l’un des trolleybus circulant Strada Iesilor. En descendant au niveau du parc Stefan Cel Mare, vous pourrez passer au musée national d’histoire moldave, qui dispose également de quelques collections dédiées à l’histoire et à la vie du judaïsme bessarabien. Prenez ensuite la rue Mihail Kogalniceanu jusqu’au croisement avec la rue Tighina, que vous emprunterez jusqu’à l’angle avec la rue Alexei Sciusev. À ce carrefour se trouve le bâtiment de l’ancienne synagogue aux foins, nommé ainsi car alors située, au moment de sa construction en 1886, à proximité d’un marché aux bestiaux.
Pour clore cette journée bien remplie, vous pourrez passer la soirée au restaurant Forshmak, situé à proximité de la place Negruzzi, non loin de la gare ferroviaire et de l’église de laquelle le pogrom de 1903 a été initié. Le restaurant Forshmak, quoique n’étant pas kasher, propose de nombreux plats d’inspirations juives de la région, à commencer par le forshmak lui-même, crème de harengs dont la recette originelle provient d’Odessa mais qui semble avoir fait des émules en Bessarabie. Si vous souhaitez déguster de la cuisine authentiquement moldave, vous trouverez votre bonheur dans l’un des nombreux restaurants de qualité situés autour du parc Stefan Cel Mare.