République tchèque / Bohême

Prague

La rue Maislova, dans le ghetto juif de Prague par Vaclav Jansa (1859-1913)

Crépis de frais en rose, vert ou jaune, de grands immeubles néo-Renaissance et néo-gothiques bordent la Parizká, l’avenue de Paris. Depuis la chute du Mur, d’élégantes boutiques fleurissent sur cette artères  qui ne manquait pas de cachet au début du siècle. Là, s’étendait le mythique ghetto de Prague, en grande partie rasé en 1897 et 1905, lors d’une vaste opération d’assainissement du centre-ville. Il ne reste donc plus rien des ruelles obscures, abandonnées par un nombre croissant de juifs après leur émancipation en 1850. Seuls les plus pauvres et les plus pieux étaient demeurés dans l’ancien quartier juif, « aux étalages de vieux habits, de ferraille et d’autres choses sans nom », que décrivait Apollinaire dans Le Passant de Prague. C’était le plus petit district du vieux Prague, à peine 93000 m2, sans aucun arbre sinon ceux de l’ancien cimetière. Désertés par leurs anciens habitants, ces îlots insalubres furent peu à peu envahis par des miséreux, des marginaux et des prostituées. Dans les premières années du siècle, les bordels avec leurs lanternes rouges et les tavernes mal famées se multipliaient au milieu des lieux de culte et des immeubles encore habités par des juifs orthodoxes. Leurs prières et leurs chants sacrés se mêlaient, les soirs de shabbat, avec la musique beuglante des tripots. Cet univers a disparu. Il ne subsiste que les principales synagogues, devenues musées, qui se dressent encore à quelques pas des grandes avenues tirées au cordeau. Par le passé, elles surgissaient avec leur façade altière et mystérieuse au milieu des sordides masures qui semblaient les étouffer. Peu après la démolition du ghetto, le poète Jaroslav Vrchlicky écrivait : « Vous êtes comme les veuves, grises synagogues/Le vêtement déchiré et la tête couverte de cendres/Mais lorsque la nuit avec son tallit noir descend sur terre/Je vois briller vos fenêtres de flamme et de pourpre. » Le ghetto était rasé, mais il demeurait dans les mémoires, comme le racontait Franz Kafka dans ses conversations avec Gustav Janouch.

Ghetto de Prague ca. 1890 © Jewish Encyclopedia – Wikimedia Commons

Le ghetto : évocations

« Le pittoresque du ghetto tel qu’il apparaît dans les photos jaunies ou les peintures de Jan Minarik et d’Antonin Slavicek au début du XXe siècle tenait au contorsionnisme de l’architecture, à l’encastrement et à l’imbrication des masures bancales, nues, humides, sales, véritables nids à rats. C’était un bizarre labyrinthe de ruelles crasseuses, non pavées, étroites comme les galeries d’une mine où le soleil pénétrait rarement pour balayer de ses rayons les immondices de l’ombre. Ruelles malades et laides qui traversaient le ventre d’une bâtisse, puis, bifurquant à l’improviste, venaient heurter comme des chauves-souris un mur aveugle. Ruelles crevassées parcourues par des relents de moisissure et de renfermé. Ruelles zigzagantes avec leurs réverbères aux angles, laques boueuses et portails de bois en ogive. Boyaux dont les saillies et les coudes avaient un je-ne-sais-quoi d’ivre, de titubant, d’onirique.

Angelo Mario Ripelino, Praga Magica, Paris, Plon, 1993.

« Vivent encore en nous les coins obscurs, les passages mystérieux, les fenêtres aveugles, les cours crasseuses, les gargotes bruyantes et les maisons closes. Aujourd’hui, nous nous promenons dans les larges rues de la ville reconstruite mais nos pas et nos regards sont incertains. Au-dedans de nous, nous tremblons encore comme dans les vieilles rues de la misère. Notre cœur ne sait encore rien de l’assainissement effectué. Le vieux quartier juif malsain qui est en nous est plus réel que la nouvelle cité hygiénique qui nous entoure. Éveillés, nous cheminons dans un rêve : nous-mêmes fantômes des temps passés. »

Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, Paris, Maurice Nadeau, 1988.

Manteau de Torah (1593, Musée juif, Prague)
Manteau de Torah 1592, © Musée juif, Prague
Le Musée juif

Le musée juif de Prague, créé en 1906 comme symbole de l’assimilation des juifs tchèques, gère les synagogues et le vieux cimetière juif. Il possède des collections qui sont parmi les plus riches au monde. Aux multiples objets de culte ou de vie quotidienne, aux manuscrits, aux peintures et aux imprimés récoltés avant guerre, se sont ajoutées de nombreuses pièces pillées en Bohême et en Moravie par les nazis, qui avaient ouvert à Prague un « musée de la race disparue » afin de servir leur propagande antijuive. Ce stratagème était destiné à sauver les objets du patrimoine et plusieurs dizaines d’intellectuels employés à leur classement ; l’idée était née dans l’esprit de certains responsables des communautés juives des pays tchèques, qui réussirent, non sans difficulté, à en convaincre les autorité d’Occupation.

La plupart des employés du Musée juif furent finalement déportés en 1944, mais les collections furent sauvées. Sous le communisme, il devint le Musée juif d’État. Les collections et le patrimoine ne furent restitués à la communauté juive de la République tchèque qu’en 1994. Une partie des objets, notamment les plus anciens, est exposée dans la synagogue Maisel pour illustrer l’histoire des juifs de Bohême-Moravie jusqu’aux premiers temps de l’émancipation. La suite, la vie des juifs depuis le XVIIIe siècle jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est montrée dans les salles de la Synagogue espagnole, restaurée en 1998. Un mémorial portant les noms des quelques 80000 juifs de Bohême-Moravie victimes de la Shoah a été installé dans la synagogue Pinkas.

Vieille-nouvelle synagogue, Prague © Øyvind Holmstad – Wikimedia Commons

L’ancien quartier juif

La visite de l’ancien quartier et de ses monuments nécessite au moins une journée, même s’ils sont tous concentrés sur quelques rues, entre les avenues Pařížská et Kaprova. Des billets valables pour tout le circuit peuvent être acheté à l’entrée du cimetière ou au Musée juif. Les synagogues et le cimetière sont ouverts tous les jours sauf le samedi et pendant les fêtes juives.

Le fronton de la  synagogue vieille-nouvelle , surmonté d’un grand triangle dentelé en brique, semble jailli du décor d’un film expressionniste. Désormais écrasé par les immeubles environnants, ce bâtiment moyenâgeux aux étroites fenêtres, avec son étrange façade qui se dressait au milieu des venelles du ghetto, intrigua et fascina pendant des siècles passants et voyageurs. La Staro-Nová est la plus ancienne au nord des Alpes. Construite au XIIIe siècle, autour de 1270, elle serait même plus vieille que Saint-Guy, la cathédrale de Prague. On la surnomma d’abord la « nouvelle », puis la « vieille-nouvelle » quand, aux XVIe et XVIIe siècles, d’autres grandes synagogues s’élevèrent dans le quartier. Mais aucune d’elles ne cristallise autant de légendes. L’une d’entre elles voudrait que cette célèbre synagogue ait été édifiée avec des pierres du Temple emportées de Palestine par les juifs au moment de l’exode.

Une variante précise que ces blocs auraient été transportés par les anges. D’autres légendes assurent qu’elle serait surgie d’un coup de la terre, déjà édifiée dans toute sa splendeur, quand commencèrent les travaux des fondations. Une abondante littérature romantique locale affirme que les restes du Golem ont longtemps reposé dans les combles, sous le grand toit en pente. La synagogue, qui demeure le principal et le plus émouvant lieu de culte du judaïsme praguois, est désormais envahie par le tourisme. Elle est crépie de neuf, et les récentes restaurations ont effacé des murs la patine de siècles de fumée des lampes à huile et les taches d’humidité où certains voulaient voir les traces du sang des milliers de victime du grand pogrom de 1389.

La rue Červená ulička (« Rouge ») où se dresse le bâtiment rappelle par son nom que, sur la petite place voisine, de nombreuses boutiques de bouchers existaient avant la destruction du vieux ghetto. La structure architecturale intérieure se caractérise par un plan oblong emprunté aux salles capitulaires médiévales, séparé en deux nefs par deux piliers octogonaux soutenant des arcs gothiques. la bimah du XVe siècle est entourée d’une grande grille gothique et se dresse entre les deux colonnes. Cette disposition intérieure est proche de celle de la synagogue de Worms (1175), au sud de l’Allemagne, brûlée par les nazis.

Le magnifique tympan de la grande porte de la salle de prière, avec ses décorations sculptées de grappes et de vignes, présente des motifs semblables à ceux des fameuses abbayes cisterciennes de la Bohême du Sud. Certains historiens estiment que les mêmes artisans ont été mis à contribution. L’aron, sur le mur est, est orné de deux colonnes Renaissance. Le tabernacle est en pierre finement ouvragée avec des décorations florales. De grandes lampes en fer forgé éclairaient la salle. Les sièges en bois des fidèles entourent la bimah. Le premier à droite du pupitre, portant le numéro 1 et surmonté d’une étoile de David, aurait été jadis celui du rabbi Loew. La nef fut longtemps réservée aux hommes. Les femmes suivaient les offices depuis le hall et les couloirs au travers de petites fenêtres. La lourde maçonnerie de l’édifice lui a permis de résister aux nombreux incendies qui ravagèrent le ghetto au cours des siècles.

L’hôtel de ville juif se dresse sur la rue Maislova qui s’appela à une époque Zlata ulička (« rue de l’or »), l’une des principales artères du ghetto. Il a été construit autour de 1560 avec les fonds donnés par Mordechaï Meisl, financier et philanthrope qui fut le premier maire du quartier juif. Dévasté par un incendie en 1754, l’édifice fut refait en 1763 selon les plans de l’architecte Josef Schlessinger, en style rococo. Il est surmonté d’une petite tour ornée de deux horloges, l’une avec des chiffres romains, l’autre, en dessous, avec des chiffres hébreux sont les aiguilles tournent à rebours de droite à gauche. Ce bâtiment est actuellement le siège du rabbinat et des institutions communautaires. Dans l’une des grandes salles, celle « des conseillers », ornée de stucs et d’étoiles de David, est installé depuis 1954 un restaurant casher, Shalom, géré par la communauté, où l’on sert des portions généreuses.

En face de la synagogue vieille-nouvelle, de l’autre côté de la petite rue Červená ulička, l’une des seules restées de

Intérieur de la synagogue Vysoka © Ondřej Žváček – Wikimedia Commons

l’ancien ghetto, s’élève la  synagogue Vysoká (« haute »). Elle appartient au même ensemble de bâtiments que l’hôtel de ville juif et a été édifiée à la même époque, en 1568, par le même architecte Pankratius Roder, originaire du Tyrol du Sud. Endommagé par plusieurs incendies, notamment en 1689, elle fut refaite à la fin du XVIIe siècle. la grande salle de prière au premier étage a gardé sa structure originale, avec de belles voûtes mêlant style gothique tardif et Renaissance, trois belles fenêtres sur le mur nord et deux autres sur le mur est. Entre ces deux dernières, se dresse un aron baroque magnifique datant de 1691. La synagogue est demeurée en fonction jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, puis entre 1946 et 1950. Elle est devenue depuis l’une des salles d’exposition du Musée juif, où sont rassemblés des vêtements sacerdotaux.

La  synagogue Maisl fut édifiée en lisière du ghetto par Mordechaï Maisel qui acheta en 1590 un bout de terrain pour disposer de sa synagogue privée. Une inscription, en grande partie effacée, célèbre les nombreuses œuvres charitables du philanthrope. Construite en 1591-1592 par Yehuda Goldschmied de Herz et Josef Wahl, elle passait pour la plus élégante et la plus richement décorée du ghetto. Détruite par l’incendie de 1689, elle fut reconstruite plus simplement et en plus petit. Elle fut à nouveau dévastée par le feu en 1754. Reconstruite en 1864, elle fut encore une fois refaite, cette fois dans un style néo-gothique, entre 1893 et 1905, alors que toute la zone du ghetto était assainie. Depuis le début des années 1960, cette synagogue, restaurée en 1994, est l’un des principaux lieux d’exposition du Musée juif. On peut notamment y admirer une exposition permanente sur l’Histoire des juifs de Bohême du 10e au 18e siècles.

Synagogue Meisl © Wikimedia Commons (Chabe01)

Construite en 1694, la  synagogue Klausen est située tout à côté de l’entrée du vieux cimetière juif, là où s’élevaient auparavant les Klauser, trois petits bâtiments, sont une synagogue, édifiés en 1564. L’un d’entre eux était l’école du rabbi Loew. Tous furent détruits dans le grand incendie de 1689, et l’actuelle synagogue fut édifiée à leur place, d’où son nom. Elle était la deuxième plus importante du quartier juif. Le bâtiment a été plusieurs fois refait, notamment en 1883 par l’architecte Bedrich Münzberger qui y ajouta une galerie pour les femmes et élargit la structure primitive. La salle majestueuse, avec un bel aron, abrite aujourd’hui une exposition permanente consacrée aux « Coutumes et traditions juives ». Sur le mur ouest, a été installé un magnifique aron de bois sculpté provenant de la synagogue de Podboransky Rohozec.

Synagogue Pinkas © Avi Deror – Wikimedia Commons

Érigée en bordure du vieux cimetière dès le XVe siècle pour la famille Horowitz, puis agrandie au milieu du XVIe siècle, la  synagogue Pinkas a été achevée en 1530, puis agrandie dans un style Renaissance tardif en 1625, en y ajoutant une pièce pour les femmes et une entrée. L’actuel bâtiment a conservé le plan original, mais la grande nef gothique avec ses riches décorations polychromes a totalement disparu dans les nombreuses restructurations, notamment celle du début du XVIIe siècle dirigée par l’architecte Yehuda Goldschmied de Herz. Elle a encore été refaite un siècle plus tard, puis à nouveau en 1862. L’aron est Renaissance baroque. La bimah de pierre est entourée par une belle grille datant du XVIIIe siècle. On peut voir à côté du bâtiment principal les restes d’un mikveh. Sur les murs de la synagogue, sont inscrits, depuis 1960, le nom et les dates de naissance et de mort de 77297 juifs de Prague et des pays tchèques tués par les nazis.

Synagogue espagnole © Thomas Ledl – Wikimedia Commons

La Synagogue espagnole fut édifiée en 1868 dans un style mauresque, sur les lieux où s’élevait la « vieille école », la plus ancienne synagogue de Prague qui servait à la communauté juive byzantine installée dans la ville depuis le XIIe-XIIIe siècle. Celle-ci avait son propre petit ghetto séparé du quartier juif par l’église du Saint-Esprit et par un couvent. détruite par les pogroms, dont celui de 1939, et par de nombreux incendies, la « vieille école » fut à chaque fois reconstruite en gardant les structures du bâtiment primitif : une longue salle avec un toit pentu. Au début du XIXe siècle, elle devint la première synagogue réformée de la ville, et un orgue y fut installé. En 1868, il fut décidé de la raser pour édifier à la place une grande synagogue : il s’agissait de symboliser le rôle nouveau que la frange la plus moderniste de la communauté commençait à avoir dans la société tchèque. L’architecte Johann Bělský, qui avait construit de nombreuses maisons dans la partie juive de la ville, choisit le style mauresque alors à la mode dans de nombreuses communautés juives européennes, notamment en Allemagne. Érigée selon un plan carré avec une grande coupole, cette synagogue est richement décorée à l’intérieur par des stucs s’inspirant de l’Alhambra de Grenade, selon les projets de l’architecte Bedrich Münzberger. Après une longue restauration, cette synagogue sert aujourd’hui de salle d’exposition au Musée juif.

Les synagogues des environs de Prague

D’autres petites synagogues ont été construites à la même époque dans divers quartiers de Prague et de sa banlieue. La plupart ont été détruite, dont la synagogue de Kralovske Vinohrady, rasée par un raid aérien pendant la Seconde Guerre mondiale. Les autres, désaffectées, ont été transformées en entrepôts ou magasins. On peut néanmoins encore voir à Smichov (dans la partie sud-ouest de Prague), dans la rue Stupeznického, le très intéressant bâtiment orientalo-fonctionaliste construit en 1930 pour la communauté de ce quartier. À Karlin, dans la partie est de Prague, existe toujours, dans une petite ruelle de campagne, la Vitkova ulička, la petite synagogue néo-Renaissance édifiée en 1860 et transformée depuis en église hussite.

Synagogue du Jubilé, Prague
Synagogue du Jubilé, Prague © govisity.com – Flickr

Lors des travaux d’assainissement de l’ancien ghetto au début du siècle, trois petites synagogues furent détruites : la Synagogue nouvelle (fin XVIe siècle) ; la Synagogue tzigane (XVIIe siècle, refaite un siècle plus tard), où le jeune Franz Kafka fit sa Bar Mitzva à l’âge de treize ans ; la synagogue de la Grande-Cour (1626). Ces trois lieux de culte furent remplacés par la  synagogue du Jubilé construite hors du vieux quartier juif dans le Nove Mesto (« ville nouvelle »). Édifiée en 1905-1906, elle célèbre l’intégration des juifs dans la société praguoise au début du siècle. Construite sur les plans de l’architecte Aloïs Richter, elle mélange le style mauresque à de magnifiques éléments Art nouveau, notamment dans la décoration intérieure.

Statue du rabbi Loew, Hôtel de ville, Prague
Statue du rabbi Loew, Hôtel de ville, Prague © Wikimedia Commons (Buchhändler)

Le rabbi Loew

Astronome et mathématicien, le rabbi Loew, né autour de 1525, près de Poznan (actuellement en Pologne), fut le penseur juif le plus respecté de son siècle. Fameux interprète de la Loi et du Talmud, mais scientifique avant tout, il devint dans l’imaginaire collectif du XIXe siècle, un grand kabbaliste, voire un Faust juif qui aurait créé le Golem, un homme artificiel d’argile.

Il fut invité à rencontrer Rodolphe II le 16 février 1592, et, selon la légende, il fit apparaître sur les murs de la pièce les ombres des grandes figures de la Genèse et des Patriarches. On raconte qu’il réussit pendant des années à éviter la mort en lui arrachant de la main les listes de ceux qui devaient mourir dont le sien. Mais, elle le rattrapa, cachée dans une rose qui lui fit humer sa petite-fille. Il décéda en 1609.

 

Le  vieux cimetière juif est le plus célèbre d’Europe et l’un des plus intéressants, même si des allées bien marquées par des cordes empêchent désormais des dizaines de milliers de touristes qui y défilent chaque année de piétiner les tombes. Mieux vaut s’y rendre très tôt ou très tard dans la journée, de préférence hors saison, pour en saisir la poignante nostalgie. Quelque 12000 stèles s’entassent sur trois ou quatre niveaux, parfois plus : un conglomérat de pierres bancales, inclinées, comme titubantes, enfoncées jusqu’à la pointe, recouvertes par le lierre, englouties par le sol humide et noir. Quelques arbres, des sureaux et des ormes, peinent à pousser dans l’amas minéral, et l’inclinaison de leur tronc rappelle celle des pierres tombales usées par les intempéries et les caresses des fidèles. On peut encore y lire les inscriptions à la mémoire des disparus et, souvent, des bas-reliefs qui symbolisent le nom d’une famille, le métier ou la vertu du défunt. Les mains qui bénissent indiquent la tombe d’un Kohen (ou Cohen, Kohn, Kahn, ou Kagan), descendant d’Aron et des grand prêtres du Temple, les Kohanim. La

Cimetière juif © Jorge Royan – Wikimedia Commons

cruche ou le bassin ornent les pierres tombales des Leviyim, les descendants de Levi, les Lévites, les seconds après les Kohanim à lire la Torah lors des célébrations à la synagogue. D’autres figures, comme les palmiers, rappellent des versets des psaumes : « L’homme bon qui fleurit comme un palmier » (Psaumes 92:13). la grappe de raisin évoque l’abondance en même temps que le royaume d’Israël. Malgré l’interdit de la représentation de la figure humaine, quelques rares silhouettes féminines sont gravées sur des tombes des XVIIe et XVIIIe siècles, symbolisant, selon la mystique, le désir de Dieu d’entrer dans le cœur de l’homme. D’autres figures, plus prosaïques, précisent un métier, avec un bateau pour les marchands, des pinces pour les médecins, ou des ciseaux pour les tailleurs. On peut y voir de nombreuses sculptures d’animaux, en premier lieu le lion, représentation de la loyauté de Juda et des douze tribus, ou rappel du nom du mort (Löwe, lion en allemand et Leyb en yiddish). Dans ce bestiaire de pierre, figure l’ours dont la recherche de miel symbolise celle du juif plongé dans la douceur de la Torah. Il y aussi le daim et la gazelle (« Parce que Dieu bondit de synagogue en synagogue pour écouter les prières d’Israël) et l’oiseau.

La tombe la plus ancienne, celle du rabbin Avigdor Kara, remonte à 1439. Un cimetière plus ancien, qui fut profané lors du pogrom de 1389, se trouvait près de l’actuelle rue Vladislavova, dans le Nove Mesto. Les dernières tombes ont été édifiées en 1787, date de la fermeture du cimetière sur ordre de l’empereur Joseph II. De petits cailloux sont posés sur les tombes les plus célèbres comme celle, ornée de lions, du savant et très saint rabbi Yehuda Loew Betsalel (1512-1609), appelé le Maharal, sujet de nombreuses légendes et réputé pour ses miracles, même après sa mort. Les pèlerins glissent dans les interstices de la pierre rouge des bouts de papier avec un vœu. Une autre tombe vénérée est celle de Mordechaï Maisel (1528-1601), financier philanthrope, maire et bienfaiteur de la Prague juive. L’épitaphe rappelle que « sa générosité était sans limites et qu’il faisait la charité de toute son âme et de tout son être ».

Les cimetières de Zizkov

Si les premières tombes remontent à 1680, le  vieux cimetière a commencé à s’étendre après 1787, avec la fermeture de celui de l’ancien ghetto. On peut y voir de très belles sépultures baroques et classiques dans la partie restaurée. Les dernières inhumations datent de 1890. Une partie du cimetière a été transformé en parc. Un émetteur de télévision s’y élève.

Fondé en 1890, le  nouveau cimetière est le seul des cimetières juifs de Prague toujours en fonction. Le grand hall qui abrite aussi les bâtiments administratifs a été construit en style néo-Renaissance à la fin du siècle dernier. On peut y voir de magnifiques tombes de style Art nouveau, néo-gothique ou néo-Renaissance. Là est enterré Franz Kafka, aux côtés de ses parents. La tombe est surmontée d’une sobre stèle de pierre grise où les visiteurs déposent souvent en hommage de petits cailloux. En face, repose l’écrivain Max Brod, qui fut son ami et le divulgateur de l’essentiel de son œuvre qu’il se refusa à brûler, comme le demandait Kafka dans son testament.

Maison de Kafka, rue des Alchimistes © Roman Boed – Flickr

Les maisons de Franz Kafka

Une visite des lieux de mémoire de la Prague juive serait incomplète sans un périple sur les lieux où vécut le plus célèbre des écrivains juifs. Toute sa vie, au gré des nombreux déménagements de ses parents puis des siens, Franz Kafka resta dans un étroit périmètre au centre de la vieille ville, autour de la grande place, à quelques centaines de mètres de l’ancien quartier juif. La maison natale (Radnice ulička 5) est située sur le côté nord-est de la grande place. Il y naquit le 3 juillet 1883. Le bâtiment original a été détruit en 1896 par un incendie, et il n’en reste que le portail d’entrée. Un buste à la mémoire de l’écrivain y a été érigé en 1965. Deux ans après la venue au monde de leur fils, les parents de Kafka déménagèrent. Après quelques pérégrinations dans le quartier, ils s’installèrent dans la maison U Minutin sur la place de la Vieille-Ville, tout près de la grande horloge. La façade de cet édifice du XVIIe siècle est ornée de scènes de la Bible et de légendes de l’Antiquité. Franz y vécut de six à treize ans ; ses trois soeurs, Elli, Valli et Ottla, mortes en déportation, y virent le jour. En 1896, la famille Kafka déménagea dans une belle est très ancienne maison, « aux rois mages », au numéro 3 de la rue Celetnà. Kafka y demeura jusqu’à ses années d’étude à la faculté de droit. Sa chambre donnait sur la rue Celetnà. Le premier magasin du

Les parents de Franz Kafka ca. 1913

père, Hermann, était un peu plus loin, à l’actuel numéro 8 de la place de la Vieille-Ville, sur le côté nord, mais le bâtiment n’a pas été préservé. Quelques années plus tard, il déménageait son entreprise rue Celetnà puis, en 1912, au rez-de-chaussée de l’imposant palais Kinsky donnant sur la grande place. Dans une aile de ce même bâtiment, était installé aussi le lycée allemand où avait étudié Franz. En 1907, la famille Kafka, avec Franz qui venait pourtant de commencer à travailler aux Assicurazioni Generali, s’installait dans la Niklasstrasse (aujourd’hui devenue avenue Parizskà) au numéro 26, dans un élégant immeuble construit sur les ruines de l’ancien ghetto. La maison zum Schiff (« au bateau ») était toute proche de la Vltava. Il y écrivit trois de ses chefs-d’œuvre, Le Verdict, L’Amérique et La Métamorphose. Le bâtiment a été détruit en 1945. En 1913, la famille Kafka retourna sur la place de la Vieille-Ville dans la maison Oppelt (Starometseke námesti 5) : la chambre de Franz donnait sur l’avenue Parizkà.

Un an plus tard, il partait au numéro 10 de la rue Bilkova, toute proche, dans l’appartement prêté par sa sœur Valli où il commença l’écriture du Procès. En mai 1915, il s’installait seul, pour la première fois dans la maison « au brochet d’or » (actuellement 16, rue Dlouhà). « Sans une vue bien dégagée, sans la possibilité d’apercevoir un grand morceau de ciel, ou du moins un tour au loin -à défaut de la rase campagne, sans tout cela je suis un homme malheureux, oppressé », écrivait-il alors à Felice Bauer. Il habita ensuite quelques mois de l’autre côté de la rivière, dans une maisonnette, au numéro 22 de la Zlata ulička (« ruelle des alchimistes »), près du château. Puis, en mai 1917, il loua en plus un appartement dans le magnifique palais Schönborn (Trziste 15), aujourd’hui siège de l’ambassade américaine.

Christ en croix, pont Charles © Wikimedia Commons (Chabe01)

Les lieux juifs de la Prague chrétienne

Dans l’extraordinaire patrimoine architectural de la ville, quelques lieux sont directement liés à son passé juif. Sur le pont Charles, la troisième statue sur la droite en venant de la vieille ville représente un Christ orné d’une grande inscription dorée en hébreu (« Très Saint soit le Seigneur »), payée en 1696 comme amende par un juif accusé d’avoir blasphémé le nom de Jésus. Dans l’église Sainte-Marie-du-Tyn, sur la place de la Vieille-Ville, on peut voir une plaque évoquant un « héros » de la contre-Réforme. « Ici solennellement a été enterré Simon Abeles, un catéchumène tué en haine de la foi chrétienne par son propre père, un juif », affirme le texte évoquant la figure de cet adolescent juif de douze ans qui, tenté par la conversion, fut assassiné par son père et un ami de ce dernier, le 21 février 1694.

Arrêté, le père de la victime Lazar Abeles, se pendit avec ses phylactères dans sa cellule de l’hôtel de ville de la vieille ville. Le corps fut traîné hors des murs, écartelé, mutilé, et son cœur fut posé sur la bouche de la victime. Son complice, un certain Löbl Kurthandl, fut torturé sur la roue, il abjura sa foi, puis fut achevé à l’épée. La dépouille de l’enfant, retrouvée intacte dans le cimetière juif -signe de miracle-, fut exposée pendant un mois dans l’église du Tyn, et toute la ville, aussi bien le clergé que les nobles et les bourgeois, défila devant le corps. Dans l’entre-deux-guerres, de nombreux historiens, notamment Egon Erwin Kisch, ont examiné les pièces de ce procès et mis à mal la légende forgée par les jésuites au XVIIe siècle. Les circonstances de la mort de l’adolescent restent troubles, mais tout à été fait pour extorquer des aveux aux présumés coupables.


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