La terrifiante guerre menée contre l’Ukraine change, bien entendu, la fonction de ces pages consacrées au patrimoine culturel juif de ce pays. Une grande partie des lieux mentionnés ont été rasés par les bombes. Si ces pages ukrainiennes n’ont pas actuellement de vocation touristique, elles pourront peut-être servir à des chercheurs et étudiants comme références historiques. Références à tant d’histoires douloureuses lors des pogroms et de la Shoah mais aussi heureuses du judaïsme ukrainien, dans ses dimensions culturelle, cultuelle et sioniste. En souhaitant au peuple ukrainien une fin rapide à ces atrocités dont il est victime.
Cette ville de Transcarpathie, située au carrefour de plusieurs nations aux frontières évolutives a d’autant plus été marquée par de nombreuses influences : tchèque, slovaque, polonaise, autrichienne, hongroise, ukrainienne…
La présence juive à Moukatchevo, autrefois appelée Munkacs semble dater de la fin du 17e siècle. La première synagogue date d’ailleurs de 1768. De nombreux courants religieux traversèrent les yeshivot, imprégnées jusqu’à la fin du 19e siècle par des rabbins tels Hayim Sofer et Shlomo Shapira, aidé par une reconnaissance de droits par les autorités locales et une bonne entente entre toutes les populations.
Bel essor de la culture juive
La communauté est juive très pauvre matériellement, la plupart des gens étant agriculteurs ou ouvriers, mais d’une richesse intellectuelle remarquable. L’hassidisme s’y mêlait aux autres mouvances orthodoxes, mais aussi le sionisme et le judaïsme culturel. Trois journaux hebdomadaires en yiddish étaient alors publiés à Munkacs ! Le Yidishe shtime, le Yidishes folks-blat et le Yidishe tsaytung. Et même un journal humoristique, au nom légèrement indicatif de sa fonction, Der Humorist.
Pas seulement cantonnés aux études, ce qui prouvait l’ouverture d’esprit pour les arts, un juif orthodoxe ouvrit le premier cinéma de la ville. Moins divertissant mais assez urgent, les juifs de la ville repoussèrent les assauts des troupes cosaques en 1919.
A cette période d’ailleurs, les relations régionales complexes firent que la ville était coupée en deux par les armées tchèque et romaine, nécessitant un passeport pour passer d’un côté à l’autre. En 1920, la ville devint tchèque, en accord avec le Traité de Trianon, retirée à la Hongrie qui la dirigeait jusque-là. Un peu plus de 5000 juifs étaient recensés en 1891, ce qui constituait la moitié de la population totale. 10000 juifs habitèrent la ville en 1920, dans des proportions similaires.
Une école juive progressiste modèle
En 1925 fut inauguré le Gymnasium Hébraïque de Munkacs. Un des lycées juifs les plus progressistes d’Europe de l’Est. Un enseignement classique y était enseigné, en hébreu. Jeunes femmes et hommes étudiaient ensemble et de manière égalitaire. Une ouverture d’esprit pas toujours saluée par certains représentants orthodoxes, menaçant les parents d’élèves et enseignants d’excommunication. Des tensions existaient également entre les différentes mouvances orthodoxes.
Avant la Seconde Guerre mondiale, Munkacs avait la plus grande communauté juive de cette région, avec une trentaine de synagogues, petits shtiebels pour la plupart et constituait près de la moitié de la population. Les deux principales synagogues étant la Bais Hakneses Hagadol et la Bais Medrash du Munkacser Rebbes .
Destruction des communautés pendant la Shoah
Profitant de l’invasion allemande de la Tchécoslovaquie, la Hongrie s’empara à nouveau de la ville en 1939. L’activité religieuse et culturelle fut drastiquement réduite et de nombreux juifs forcés de servir des fonctions de travail forcé au sein de l’armée hongroise.
Suite à l’invasion allemande le 19 mars 1944, les communautés juives de la ville et des environs furent détruites, de très nombreux juifs étant déportés vers Auschwitz. Parmi les 2000 survivants (sur 15000 juifs), Chaïm Kugel, le fondateur du Gymnasium Hébraïque de Munkacs. Il immigra en Israël et devint le maire de Holon.
Renaissance de la vie juive
Suite à la guerre, Munkacs intégra l’Ukraine et fut rebaptisée Mukatchevo. En 1966, sur les 50500 habitants recensés, 6 % se déclarèrent juifs. En 2001, sur les 82200 habitants ils représentèrent seulement 1 %. Certains bâtiments d’époque sont encore debout mais peu reconnaissables, transformés par l’ère soviétique et utilisés pour d’autres fonctions.
L’ancien cimetière juif avait été presque entièrement détruit. Une centaine de tombes ont pu être réinstallées par la communauté dans un cimetière dans le village voisin de Koropets. Un nouveau cimetière juif est également présent en ville.
Néanmoins, ces dernières années une vie culturelle juive y renait. Une synagogue a d’ailleurs été inaugurée en 2006. Tout cela, en grande partie grâce à l’aide d’Américains, dont certains sont descendants de Munkacs. Une centaine de juifs y habitent aujourd’hui.
Rencontre avec le grand peintre Samuel Ackerman
Né en 1951 dans la région de Transcarpathie, Samuel Ackerman a grandi à Muncacks et effectué ses études à l’Ecole d’art d’Oujhorod (précédemment nommée Ungvar, lorsqu’elle fit partie de la Hongrie jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale). Lieux situés à ce carrefour culturel de langues et civilisations et à ce carrefour naturel de composé de montagnes, forêts et lacs posés les uns sur les autres comme des couches de peinture sur un tableau et où le discernement de l’élément qui culmine peut s’avérer difficile.
Dans sa fameuse réplique d’Un Singe en Hiver à Jean-Paul Belmondo qui lui parle avec enthousiasme du Prado, Jean Gabin préfère voir le jardin qui entoure le bâtiment. L’école d’art d’Uzhhorod et les environnements culturels et naturels ne se (re)posèrent jamais. S’influencèrent et se répondirent. Et ce n’est pas un hasard si Samuel Ackerman, devint dans les années 1970s un des artistes israéliens les plus influents.
Poursuivant ces dialectiques entre art et nature, entre culture ancestrale et contemporaine, il déroula ses rouleaux, laissa s’échapper les créations de l’imaginaire de notre genizah intérieure pour fleurir les déserts. Le mouvement avant-gardiste Leviathan naquit ainsi, en compagnie d’Avraham Ofek et Mikhaïl Grobman.
En 1984, Samuel Ackerman s’installa avec sa famille à Paris où il devint une des figures de cette bohème d’artistes d’Europe de l’Est, magnifiée des caves de piano bar par Serge Gainsbourg aux plafonds de Marc Chagall. Rencontre avec Samuel Ackerman pour évoquer la ville de Munkacs et sa vie juive si particulière et inspirante. La galerie Le Minotaure a publié un recueil d’une grande partie de ses œuvres.
Jguideeurope : Votre famille est originaire de la région ?
Samuel Ackerman : En Transcarpatie, il y avait trois grandes villes : Moukatchevo, Oujhorod et Berehove. Une forte proportion de la population régionale était juive jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la déportation massive de 1944. Mon père, Meïr Ackerman, est originaire de Makarovo, un village situé entre Moukatchevo et Berehove. Pendant la guerre, il a été envoyé dans un camp de travail. Ma mère, Dora Gottesman, était originaire de Krytoïe, un village au nord de Moukatchevo. A 22 ans, elle a été déportée à Auschwitz. Son étonnante force lui permit de survivre. Son frère est également revenu d’un camp de travail, mais le reste de la famille fut assassiné à Auschwitz. Mes parents se sont rencontrés à Moukatchevo après la guerre. Ils ont d’abord habité à Makarovo, où je suis né, puis sont retournés à Moukatchevo. Si la population juive de cette ville était de près de 50 % avant-guerre, il n’y demeurait que quatre familles au lendemain de celle-ci.
J’ai été scolarisé à Moukatchevo, avant de poursuivre des études artistiques à l’Ecole des Beaux-Arts d’Oujhorod. Elle était rattachée à l’académie de Prague, ce qui nous a permis d’être en contact avec les œuvres de l’avant-garde européenne, au-delà des frontières Est-Ouest.
Qu’est-ce qui vous a motivé dans cette voie ?
Un professeur de dessin a repéré mon enthousiasme et mon potentiel, m’encourageant vivement. Il créa un petit musée au sein de l’école, mêlant l’art à la botanique et la zoologie. Il m’enseigna les techniques pour la gouache et l’aquarelle. Son enseignement, ainsi que la possibilité de le voir à l’œuvre m’ont donné confiance. La première fois que je suis sorti pour étudier les éléments naturels, c’était muni d’une boite de gouaches offerte par mon père. En cette saison, les cerisiers étaient habillés de fleurs blanches. J’ai voulu que chaque fleur soit présente sur mon dessin. Confronté à cette difficulté, j’ai plié ma feuille en deux et ce qui était peint sur un côté fut reproduit sur l’autre. Une expérience drôle mais qui me fit comprendre aussi que l’art requérait avant tout de la patience. Mon ami Alter Vogel a suivi les mêmes études quatre ans avant moi. C’est lui qui, par la suite, prendra les photos de mes performances artistiques avec les meguiloth dans le désert israélien. Une dizaine d’artistes juifs de cette époque suivirent cette même formation.
Que reste-t-il de la vie juive de Moukatchevo ?
La soviétisation de la ville fut rapide après-guerre et les bâtiments et noms de rue changés, notamment en ce qui concerne le patrimoine culturel juif. Au centre-ville d’Oujhorod, dans un petit passage, se situait la seule synagogue active mais cachée pour les grandes fêtes. Pour les shabbatot et autres fêtes, les prières se déroulaient principalement dans l’appartement d’un fidèle. L’appartement se trouvait dans la rue Berehove, celle qui mène à cette ville. Mes parents et les autres habitants de la région étaient généralement assez pratiquants.
Assez pratiquants, ce qui n’empêchait pas une grande ouverture sur le monde dans ce carrefour de langues et civilisations. A l’image du Gymnasium Hébraïque du Moukatchevo.
Malheureusement cet établissement fut aussi réquisitionné après la guerre et transformé en caserne de l’Armée rouge. Mais la menorah qui figurait sur la palissade métallique ne fut pas retirée à cause de la solidité de cette construction. Ce lycée, ainsi que la synagogue de briques rouges et aux ornementations orientales d’Oujhorod furent financés par le président tchèque Tomáš Masaryk.
Quels éléments de votre vie en Transcarpatie souhaitiez-vous partager dans vos premières œuvres ?
En premier lieu, les bâtiments. Similaires aux édifices baroques bruxellois avec des masques sur les façades et d’autres éléments décoratifs invitant l’observateur à une scène de théâtre. J’ai reproduit cela sur un dessin avec une maison où l’on voit deux fenêtres et mon père. La très jolie forteresse proche de la ville fut aussi une source d’inspiration, ainsi que les rivières et montagnes traversées par les villages de la région. Toutes les grandes villes de Transcarpatie possédaient d’ailleurs une forteresse, construites à l’époque de l’empire austro-hongrois. L’été, on se baladait souvent pieds nus. Un contact direct avec la terre que je trouvais très agréable.
J’ai également été marqué par d’étonnants personnages régionaux. A l’image du sculpteur Tourski de Moukatchevo, qui créa des visages de gens blessés en terre rouge, lesquels ornaient son jardin. Une œuvre très sensible que j’ai mieux comprise avec le temps.
Tourski avait étudié à Léningrad mais rentra à Moukatchevo avant la fin de sa formation à cause de problèmes de santé. Dans ses bagages, le seul livre que ses maigres économies lui permettaient d’acheter : un recueil présentant les œuvres de Dali. Tourski était le seul en Transcarpatie à posséder ce beau livre consacré au peintre espagnol. Afin de pouvoir le consulter, les personnes intéressées devaient l’inviter à déjeuner. Puis, il les emmenait chez lui afin de présenter le livre rare et le commenter. En guise de conclusion de cette présentation, les personnes étaient conviées à l’inviter pour un repas supplémentaire. Mais un jour, tombant amoureux d’une femme, il lui confia le livre pour qu’elle le montre à quelqu’un. Elle disparut sans laisser de trace. Face à la détresse de mon ami, j’ai coordonné de vastes recherches régionales. C’est ainsi qu’on a retrouvé sa trace à Berehove et récupéré le livre qu’elle utilisait de la même façon…
Lors de votre service militaire vous avez travaillé pour le musée des Armées de la région.
J’ai été chargé avec quatre autres personnes des rénovations du musée. Une expérience intéressante et dont une anecdote fut pour moi une grande source d’inspiration sur la comédie humaine. Un gâteau reçu par le Maréchal Gretchko, commandant de l’Armée soviétique qui dirigea l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, y était conservé dans un mausolée de verre. Lors des rénovations, deux soldats kazakhs ont déplacé le mausolée et il se brisa, ainsi que le gâteau qu’il était supposé protéger. Les officiers craignaient que nous soyons tous envoyés en prison ! D’autant plus que nous attendions la visite d’un très haut gradé deux jours plus tard. J’ai dit au général que j’étais capable de réparer les dégâts. Pas en réassemblant le gâteau, ce qui était évidemment impossible, mais en le reproduisant en papier mâché. J’ai travaillé pendant 24 heures d’affilée, reproduisant le gâteau dans les moindres détails avec toutes sortes de collages et de couleurs. En fermant aussi définitivement l’emballage de verre qui le protégeait, afin que les hauts gradés ne se rendent pas compte du subterfuge. Une parabole sur la manière dont l’art peut réparer. Nous étions en 1971, trois ans après les événements de Prague, une période très tendue. Je faisais d’ailleurs partie d’un groupe d’artistes créant des œuvres contestataires inspirées par Guernica.
Vous avez quitté la région pour Israël où vous avez créé, avec d’autres artistes originaires d’Europe de l’Est, le mouvement Leviathan. Était-ce juste après votre service militaire ?
Pas tout à fait. J’ai d’abord travaillé un peu pour le théâtre de Moukatchevo, participant à un spectacle. Puis, nous avons obtenu l’autorisation de partir en Israël, suite à un premier refus. Nous avons créé Leviathan avec Avraham Ofek, né en Bulgarie, et Mikhaïl Grobman, originaire de Moscou. Grobman était un peu plus âgé et bénéficiait déjà d’une certaine notoriété à Moscou comme en Israël. Cette terre était pour moi comme un canevas vierge, avec ses fantaisies et nouvelles formes. Une expérience très enthousiasmante. Avec une liberté totale pour les artistes engagés, participant à cette époque aux débats de société parfois tendus. En découvrant l’œuvre d’Emmanuel Levinas, je me suis identifié à son approche. Son ouverture vers les autres croyances et la littérature, dont l’œuvre de Dostoïevski, fut déterminante. Il permit, avec d’autres tel Martin Buber, un grand renouvellement de la perspective juive.
Un autre grand intellectuel de cette époque cité dans le très beau livre que vous a consacré la galerie Le Minotaure est Gershom Scholem. Vous l’avez rencontré ?
Oui, en 1979. Il est venu assister à une exposition Leviathan à Jérusalem. Il appréciait beaucoup notre démarche. On y exposait des œuvres inspirées par Andreï Roublev, peintre du mysticisme orthodoxe. La lumière y traverse Jérusalem et ses bâtiments, rencontre entre deux mysticismes. Les confrontations entre mondes religieux et culturels dépassent souvent les perceptions premières, à l’image du travail important effectué par le directeur du musée de Tel Aviv, Mordechaï Omer, qui était quelqu’un de très pratiquant. Dans l’esprit du prophète Isaïe qui réunit les gens dans la paix par l’intermédiaire de la rencontre et de la création. Chaque migration enrichit cette terre. Ces dernières décennies, de grands artistes éthiopiens et nord-africains ont donné leurs lettres de noblesse aux arts israéliens.
Vous êtes retourné à Moukatchevo depuis ?
Oui en 2007, avec ma femme Galia. Mais nous avions visité d’autres villes d’Ukraine auparavant comme Lvov et Czernowitz. Puis, la région de Transcarpatie, avant de poursuivre le séjour en Pologne. Ce fut assez émouvant. Mais je n’ai jamais rompu le lien, restant en contact avec des artistes de Transcarpatie ici à Paris où je vis avec ma famille depuis près de quarante ans.