Lieu de naissance d’Emmanuel Levinas, Kaunas est une ville également connue sous le nom de Kovno. Avant la Shoah, c’était un centre majeur de la vie juive européenne, avec 40000 juifs. La grande yeshiva de Slobodka y était installée, dans un quartier de banlieue aujourd’hui dénommée Vilijampole.
La présence juive dans la ville de Kaunas date au moins du 16e siècle. Ils y travaillèrent mais furent victimes d’expulsions, notamment suite à des décisions en 1682, 1753 et 1761 jusqu’à une présence stabilisée à la fin du 18e siècle. Lorsqu’ils furent réadmis officiellement en 1782.
Kaunas intégra la Russie suite à la partition de la Pologne en 1795. La population juive augmenta au fil du siècle. Elle passa ainsi de 2000 à Kaunas et Slobodka en 1847 à plus de 25000 à la fin du siècle. Cette évolution s’accompagna d’un grand développement culturel juif. De nombreuses yeshivoth virent le jour, parmi lesquelles Or Hayim, Knesset Beth Yitshak et Knesset Israel.
La synagogue est d’architecture classique sur deux étages, à façade bleue. L’orphelinat juif ainsi que l’ancienne école juive ont été fermés en 1951.
En 1908, 32628 juifs furent recensés à Kaunas, ce qui constituait près de 40 % de la population totale. Lorsque la Lituanie fut indépendante pendant l’entre-deux-guerres, la population juive continua de progresser. Ainsi, il n’y avait pas moins de cinq journaux sur la culture juive.
Pendant la Shoah, de très nombreux juifs furent victimes à la fois de mesures violentes de privations de droits et de pogroms locaux. En 1941, des dizaines de milliers de juifs furent enfermés dans les ghettos du pays. Lesquels « accueillirent » des dizaines d’autres milliers de juifs transférés par les nazis d’autres régions européennes. Les ghettos furent transformés en camps de la mort. De nombreux juifs prirent part à la Résistance, rejoignant le maquis des forêts avoisinantes. Peu de temps avant l’entrée des troupes russes, les nazis accélérèrent les massacres. La grande majorité des juifs lituaniens furent massacré pendant la Shoah.
Face à cette situation, un homme représenta la courage au plus haut niveau, Chiune Sugihara. Le diplomate japonais sauva 6000 juifs européens en leur accordant des visas.
Chiune Sugihara
Basé à Kaunas, Chiune Sugihara (1900-1986) fut le premier consul du Japon en Lituanie pendant quelques mois entre 1939 et 1940. Entre le 31 juillet et le 1er septembre 1940, Sugihara et l’un de ses collègues hollandais ont sauvés environ 6000 juifs en émettant des visas, contre l’avis de leurs supérieurs, pour les faire sortir du pays. Sugihara tamponna des visas jusqu’au moment où son train quittait Kaunas pour Berlin, lançant même son tampon à un juif par la fenêtre de son wagon, qui continua a émettre des visas. Cette action héroïque brisa la carrière du consul et mis bien évidement sa vie en danger. Beaucoup des juifs sauvés par Sugihara se sont établis en Israël et ont depuis lors honoré son action, puis à sa mort, sa mémoire. Vous pouvez visiter sa maison transformée en petit musée qui retrace le parcours de ce diplomate hors du commun.
Après la Shoah, une grande partie des survivants firent leur alya. Ainsi, en 1959, la ville compta moins de 5000 juifs. Une synagogue et une troupe de théâtre yiddish constituèrent les principales attractions culturelles juives dans les années 1960. Suite à la fin de l’URSS et l’indépendance de la Lituanie au tournant des années 1990, près de 500 juifs habitèrent la ville.
En 2018, le Premier ministre japonais Shinzo Abe visita le musée dédié à Chiune Sugihara qui est situé dans l’immeuble qui accueillit le consulat pendant la guerre. Il déclara lors de cette visite que « le monde entier apprécia l’acte humanitaire courageux de Monsieur Sugihara, qui travailla avec conviction et passion. Il est une fierté pour le peuple japonais. »
En 2021, la ville de Jérusalem inaugura une place en hommage à Sugihara dans le quartier de Kiryath Yovel. Son fils, Nobuki Sugihara, participa à la cérémonie. Lui-même avait étudié à l’Université de Jérusalem à la fin des années 1960, habitant d’ailleurs à l’époque dans ce quartier. Il déclara lors de cérémonie être ému de voir les nombreux descendants de gens sauvés par son père. Le maire de Jérusalem, Moshé Lion, participa également à l’événement.
Fin 2021 a été inauguré à Kaunas le Centre Emmanuel Levinas . Salomon Malka, auteur de plusieurs livres consacré au philosophe né dans cette ville, a participé à cet événement marquant une volonté de mise en avant du patrimoine culturel juif par les autorités locales.
Reportage de Salomon Malka : Kaunas 2022, les promesses de l’aube
Des visas pour la vie, c’est l’histoire de Sugihara, vice-consul japonais à Kaunas, au début de la Seconde Guerre mondiale. Avant la pandémie, on comptait une majorité de touristes japonais, une bonne partie d’Israéliens et des élèves des écoles de la ville, nous dit la jeune guide qui nous fait visiter les lieux. La pandémie a raréfié les touristes, et le musée est dans une situation financière difficile.
L’histoire de Sugihara est peu connue. On savait qui était Oskar Schindler, grâce au film de Steven Spielberg. Mais ceux qui avaient entendu parler de Sugihara, ce diplomate élégant et courageux qui sauva la vie de milliers de juifs et qui fut le premier consul du Japon en Lituanie, sont plus rares. Ses faits de gloire ont été courts mais intenses, ils s’étalent pendant quelques mois, entre 1939 et 1940.
Ils étaient deux au départ, et tout a commencé avec des réfugiés juifs de Pologne qui ont contacté Zwartendijk, nouveau consul de Hollande, lequel a immédiatement consenti à délivrer des visas de transit pour l’île de Curaçao, dans les Caraïbes. Le Néerlandais s’est ensuite rapproché de son collègue japonais qui s’est mis à faire la même chose depuis son bureau, et quand ce même bureau a été fermé par les autorités de son gouvernement, il s’est installé à l’hôtel Metropolis et a continué à délivrer des laissez-passer jusqu’au dernier jour de son départ de Lituanie, et ce contre l’avis de ses supérieurs. L’anecdote rapporte qu’il a même lancé son tampon par-dessus la fenêtre du wagon d’un train qui devait lui faire quitter le pays. A deux, avec Zwartendijk, ils ont réussi à émettre un nombre de visas avoisinant au moins les 10 000.
La maison que nous visitons, transformée en musée dans le quartier de Zaliakalnis raconte le parcours de ce diplomate pas comme les autres, qui sera distingué comme « Juste des Nations » par l’Institut Yad Vashem.
Certains des juifs sauvés par Sugihara se sont retrouvés aux Etats-Unis, et beaucoup d’entre eux en Israël, parmi lesquels l’ancien ministre des Cultes Zarah Warhafteg dont on trouve quelques portraits sur les murs.
Longtemps, le diplomate nippon gardera cette histoire secrète. Il faudra attendre les années soixante pour que les premiers témoignages commencent à sortir.
La synagogue Ohel Jacob est un des rares édifices religieux à avoir été préservé à Kaunas, et un des derniers à continuer à être en activité. Son dôme a été endommagé pendant la guerre et c’est seulement en 2001 qu’il a été restauré.
Nous visitons cette synagogue, qui constitue aujourd’hui le centre religieux et culturel de la communauté juive, en compagnie du dirigeant Mausha Beirakat et de son fils. Construite en 1871 grâce au financement personnel d’un riche marchand de la ville Lewin Minkovski, de facture classique, elle est déployée sur deux étages.
Au deuxième étage, sur les murs, une impressionnante collection de toiles reproduisant à partir de photographies, des portraits de rabbins qui se sont succédé au long des années. Depuis le Gaon de Vilna jusqu’aux grandes figures de la prestigieuse yeshiva de Slobodka – elle était installée naguère dans un quartier de banlieue aujourd’hui dénommé Vilijampole -, ces portraits sont l’œuvre d’un ami de notre hôte, un Belge d’Anvers, non-juif, et qui a entrepris de peindre toutes les gloires locales couchées le long des murs et qui racontent l’histoire fabuleuse, intellectuelle, spirituelle de la ville de Kovno. A l’entrée de la synagogue, un hommage mural est rendu aux soldats tombés avant l’indépendance de 1989, un autre est érigé en monument en mémoire des soldats tombés dans la Première Guerre mondiale.
Revêtu d’une ample calotte noire, pas peu fier de ses tableaux, Mausha Beirakat nous offre le thé dans son bureau pendant que le fils se met au piano pour jouer du Chopin et du Debussy.
On songe au fait que la synagogue a servi d’entrepôt aux nazis pendant la guerre, et que c’est peut-être cela qui lui aura valu d’être préservée alors qu’une bonne partie des synagogues a été détruite. Il faut dire que Kovno, avant-guerre, comptait 40 000 juifs et 25 synagogues en activité, dont il ne reste plus que cet ultime témoignage.
Bel hommage de l’ancien Président de la République Wytautas Landsbergis à la soirée d’inauguration du Centre Emmanuel Levinas situé en plein cœur de Kaunas, sous l’égide de la Faculté de médecine. L’orateur n’élude pas les heures sombres, et notamment l’assassinat, au seuil de leur porte, des membres de la famille du philosophe, son père, sa mère, ses deux frères Boris et Aminadab.
Le petit-fils, David Hansel, rappellera que la mère de Landsbergis a sauvé la cousine de Levinas qui fut sa camarade des bancs de l’université, ce qui lui vaudra d’être distinguée par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. « On peut dire que les Litwaks sont l’honneur de la Lituanie », dira encore l’ancien Président. A quoi répondra, en écho, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, présent par un message-vidéo : « Je veux vous dire à quel point le judaïsme français en est fier, après les 350 ans du Gaon de Vilna qui avaient été aussi célébrés par la Lituanie ».
Parmi les grandes figures honorées par les Lituaniens, il faut compter un autre illustre écrivain, natif non pas de Kaunas mais de Vilnus celui-là, et c’est Romain Gary. Toute son œuvre est traduite en lituanien. Une rue porte son nom à Vilnius. Un monument a été érigé au coin de la rue où il a vécu enfant, qui représente un môme observant le ciel, extrait d’une scène autobiographique où il évoque sa mère – merveilleuse figure maternelle qui continuait à lui envoyer des lettres au front alors qu’elle n’était déjà plus de ce monde. Il dira d’elle, en plaisantant à moitié seulement : « Ma mère est le premier général de Gaulle que j’ai rencontré ! » Le livre s’intitule La Promesse de l’aube.
Avec ces deux noms, Levinas et Gary, la Lituanie est parée pour 2022, année où la ville de Kaunas est consacrée capitale européenne de la culture.
Salomon Malka est journaliste et écrivain.
Dernier ouvrage paru « Elena Ferrante, A la recherche de l’Amie prodigieuse » (Editions Ecriture)