Sur une colline dominant le Bosphore au nord de la Corne d’Or, là où jadis étaient les comptoirs des marchands génois, se dresse la « ville européenne », qui se développa au milieu du XIXe siècle. Son architecture est occidentale, et les grands immeubles comme les passages couverts rappellent Paris, Londres ou Berlin. Les ressortissants des pays occidentaux bénéficiant des capitulations, privilèges accordés par les sultans à ceux qui faisaient des affaires dans l’Empire, s’y étaient installés suivis par nombre de « minoritaires », Grecs, Arméniens et juifs. Face à Stamboul, la vieille ville de l’autre côté de la Corne d’Or, Pera, que les Turcs appellent Beyoglu, était et reste la seule partie d’Istanbul sans mosquée de quelque importance. En revanche, les églises orthodoxes, catholiques ou protestantes, près de la grande rue, aujourd’hui Istikal Caddessi, y sont nombreuses.
Ambassades, cavistes et modistes, hôtels de luxe, comme le magnifique Pera-Palas, cabarets et théâtres, lycées à l’occidentale comme le francophone Galatasaray, faisaient de ce quartier, devenu en 1857 le 6e arrondissement d’Istanbul, « un prolongement de l’Europe » selon la formule des guides de l’époque. Centre intellectuel, politique et diplomatique de la très cosmopolite capitale ottomane des dernières décennies de l’Empire, Pera, relié par un funiculaire souterrain à Galata-Karaköy près du port de passager sur le Bosphore, fut aussi la résidence de prédilection des élites juives ouvertes aux idées et aux modèles de l’Occident. Là, se trouvent la synagogue Neve Shalom, la plus importante encore en fonction, ainsi que la synagogue italienne, la Synagogue ashkénaze et le siège du rabbinat.
La synagogue Neve Shalom est située dans une petite rue, tout près de la célèbre tour de Galata (Galata Kulesi), construite par les Génois au XIVe siècle, dans un quartier animé qui était et reste en partie le coeur de la vie juive d’Istanbul. On peut encore y voir quelques maisons typiques, ornées sur le fronton de l’étoile de David, notamment en face de la synagogue, au numéro 50 de la rue Büyük Hendek. D’autres, aux numéros 5 et 7 de la rue Timarci, portent au-dessus du porche leur date de fondation gravée à la fois selon les calendriers hébraïque et européen. Dans ce quartier existent aussi quelques-unes des dernières vastes demeures typiquement judéo-espagnoles. « Construites autour d’une cour centrale, ces maisons appelées communément yahudi hani (« maisons juives ») pouvaient être commodément habitées par une famille élargie ou une congrégation », note Ilan Karmi dans son très complet guide des sites juifs d’Istanbul. L’une des mieux conservées se trouve au numéro 56 de la rue Serdari Ekrem.
La synagogue Neve Shalom a été construite en 1951, en lieu et place d’une petite salle de prière, par les architectes Elio Ventura et Bernard Motola. Élégante, spacieuse, avec sa grande salle pouvant contenir jusqu’à 500 personnes, elle est ornée, sur la façade, d’une splendide rosace importée de Grande-Bretagne. Remarquez les magnifiques boiseries recouvrant une partie des murs. La tévah et l’aron sont surélevés, face aux bancs des fidèles, comme dans la plupart des synagogues européennes de la fin du XIXe et du XXe siècle. Dans l’entrée, une plaque rappelle le terrible attentat du 6 septembre 1986 qui fit vingt-trois morts. Deux terroristes arabes pénétrèrent dans la salle de prière durant l’office de shabbat, après avoir tué le vieux shamash (le « bedaud ») qui essayait de les bloquer, et ouvrirent le feu sur les fidèles. L’émotion dans la communauté juive fut immense et le traumatisme reste vif, malgré la solidarité aussitôt affichée par les autorités et la quasi-totalité de l’opinion publique. La synagogue fut restaurée et réouverte en mai 1987. Chaque année est organisé un office de commémoration pour les victimes.
Près de là, au numéro 87 de la rue Büyük Hendek, dans les locaux habituellement occupés par un club de sport, s’élevait la synagogue Knesset Israel. Un peu plus loin se dressent une école élémentaire juive et un lycée construit en 1915 pendant la guerre, alors que les écoles de l’Alliance israélite universelle, francophones, donc ennemies d’une Turquie ottomane alliée de l’Allemagne, ne pouvaient fonctionner.
La synagogue italienne est située dans un bâtiment discret et harmonieux derrière le mur d’une petite cour. Elle a été en grande partie refaite au début des années 1930, en conservant la structure originale de l’édifice construit en 1887. Présents dans la capitale ottomane depuis plusieurs siècles, comme en témoigne la mémoire des antiques synagogues Poulia (Pouilles) ou Messina aujourd’hui disparues, les juifs italiens s’étaient séparés en 1866 du reste de la communauté jugée trop traditionaliste. Soutenus par l’ambassade d’Italie, ils obtinrent du sultan Abdülaziz, le droit de former une congrégation autonome, comme cela existait déjà pour les ashkénazes et les karaïtes.
La façade de la synagogue est sobre mais très harmonieuse avec son fronton rectangulaire et le double escalier de brique menant jusqu’à l’entrée. La salle de prière, toute peinte en blanc, est entourée de la galerie pour les femmes au premier étage. La communauté italienne compte aujourd’hui quelques centaines de fidèles seulement.
Imposante et plutôt austère à l’extérieur, la synagogue ashkénaze s’élève au milieu de la seule grande rue reliant Pera au bas du quartier de Galata près du Bosphore, ancien centre bancaire et financier évoqué par le nom des rues (Bankarlar sokak). Dans la toute proche rue Voyvoda, au-dessus de somptueux escaliers qu’il fit construire, le grand financier Abraham de Camondo avait son quartier général. L’actuelle synagogue, dite « germano-israélite » selon une plaque sur la façade, est le dernier des trois temples ashkénazes de la ville, où vivaient déjà depuis le XIVe siècle une communauté de juifs venus de Hongrie, d’Allemagne ou de France. Environ 2000 juifs ashkénazes vivent encore aujourd’hui à Istanbul.
Le bâtiment a été construit en 1900 par l’architecte Gabriele Tedeschi. La belle façade, avec ses trois grandes arcades richement décorées, surmontées de deux coupoles, rappelle celle de nombreuses synagogues construites au siècle dernier dans les villes de l’Empire austro-hongrois par une bourgeoisie juive émancipée. Ce n’est pas une coïncidence : beaucoup des ashkénazes vivant à Istanbul arrivaient d’Autriche, de Bohême, de Hongrie et restaient sujets des Habsbourg.
À l’entrée de la synagogue, une plaque célèbre d’ailleurs le cinquantième anniversaire de l’empereur François-Joseph, dont l’épouse offrit le magnifique aron de bois sculpté, tout d’aulne et de marqueterie, coiffé d’une coupole de bois ornée d’or. Le tout est franchement orientalisant, avec des décorations sculptées dans le bois mêlant lettres hébraïques et motifs végétaux. La grande salle rectangulaire pouvant contenir jusqu’à 1000 personnes est surmontée d’une coupole avec un ciel azur étoilé d’or. La galerie pour les femmes s’étend sur deux étages. En tout, le bâtiment en compte sept, dont quatre en sous-sol, où sont installés le réfectoire, le mikveh, le midrash et une petite salle pour la prière du matin.
Le Musée juif d’Istanbul était autrefois situé dans la synagogue Zulfaris, au bout d’une petite rue près de l’entrée du funiculaire (tunnel) et du célèbre pont de Galata à l’embouchure de la Corne d’Or. Fermé pendant plus de dix ans et rouvert en 2000, le bâtiment actuel a été remodelé en 1890 grâce à un don de la famille Camondo et a remplacé la majeure partie de l’édifice original datant du XVIIe siècle. Le musée est situé depuis 2016 près de la synagogue Neve Shalom.
« Nous voulons illustrer six siècles de cohabitation harmonieuse et démontrer à nos coreligionnaires et aux autres que les juifs de Turquie ont activement participé à la vie de ce pays », explique Naim Guleryuz, historien de la communauté et concepteur du musée. On y montre notamment des sifrei Torah surmontés du croissant et de l’étoile, ainsi que d’autres objets de culte décorés des emblèmes ottomans. Dans les vitrines, le long des murs, vous observerez des exemplaires de la florissante presse juive en judéo-espagnol de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, des portraits de juifs qui, à la même époque, s’illustrèrent dans la diplomatie, dans la culture ou même dans l’armée. On y énumère les savants juifs, ayant fui l’Allemagne hitlérienne, qui trouvèrent refuge dans le pays, ainsi que les diplomates turcs, dont le consul à Rhodes Salahattin Ülkümen, qui sauvèrent de nombreux juifs pendant la guerre en leur donnant des papiers turcs.