De part et d’autre de la Corne d’Or, estuaire commun de deux petites rivières qui se jettent dans le Bosphore, s’étendaient les quartiers traditionnels des juifs d’Istanbul installés là dès l’époque byzantine. Encore au début du siècle plus de la moitié de la population de Balat était juive, mais déjà beaucoup commençaient à quitter ce faubourg humide avec ses petites maisons basses pour s’installer dans la « ville européenne ». Dans la mémoire d’Istanbul, les quartiers de Balat, sur la rive droite, et de Hasköy, de l’autre côté du fleuve, sont restés comme un lieu haut en couleur, un peu exotique, où l’on parlait le judéo-espagnol et où l’on vivait au rythme des fêtes juives et du shabbat. Les noms des synagogues, dont la plupart ont aujourd’hui disparu, rappelaient Sefarad que tous gardaient au coeur (Gerouche-Castilla – « les exilés de Castille » -, Catalan, Arangon, Partugal, Senioria…). Beaucoup de voyageurs européens du siècle dernier donnèrent de terribles descriptions de ce quartier, tel Edmondo De Amicis qui évoque « ce vaste ghetto de Balat allongé comme un serpent immonde le long de la Corne d’Or avec ses baraques encroûtées de moisissures ». La réalité était plus nuancée comme le montre Marie-Christine Varol dans une passionnante monographie sur Balat : « Toutes sortes de catégories sociales se trouvaient mélangées à Balat, des commerçants aisés jusqu’aux plus humbles colporteurs et chiffoniers. » Comme dans le reste d’Istanbul les incendies, du fait des nombreuses maisons de bois, pouvaient être dévastateurs. Le corps des pompiers volontaires jouait ainsi un rôle clef dans la vie communautaire.
L’incendie de 1911
« En 1911, un incendie éclata dans une partie de l’hôpital Or ha-Haïm, situé à Balat, et prit des proportions terribles . Tout le quartier de Dibek, y compris la synagogue Gerouche et les deux écoles de l’Alliance israélite, une partie du quartier de Sigri avec sa synagogue Pol Yacham, tout le quartier de Hevra avec sa synagogue et son Talmud Torah, une grande partie du quartier de Balat, furent la proie des flammes. Bilan : 520 édifices détruits, 1000 familles juives sans abri. (…) En dehors des secours municipaux et communaux, les dons provenant de l’étranger s’élevèrent rapidement à plus de 60000 francs. »
Avraham Galante, Histoire des juifs de Turquie (9 Vol.), Istanbul, Éd. Isis, 1936, Réed. 1990.
Les maisons près des quais (la zone de Karabas) ont été abattues pour faire place à un parc et à une voie sur berge. Les immigrants d’Anatolie occupent aujourd’hui la plupart des petits immeubles abandonnés par les juifs. Seuls quelqu’uns y habitent encore, notamment près de la synagogue Ahrida. Ce sont pour la plupart des familles démunies, vivotant des aides de la communauté. Mais certains médecins juifs gardent toujours un cabinet dans le quartier, à côté du grand hôpital juif Or ha-Haïm, toujours en activité. Les pierres résonnent toutefois de cette mémoire séculaire, avec les inscriptions sur les façades des maisons et les quelques synagogues encore debout. La visite de Balat et de Hasköy nécessite une bonne journée.
La belle artère Kürkçü Cesmesi, comme les rues proches, Leblebciler et Lapincilar, étaient le centre de la commerçante Balat, animée tous les jours mais comme pétrifiée pendant le shabbat, où même les quelques marchands turcs ou grecs respectaient le repos sacré. Presque toutes les échoppes sur le devant des maisons étaient tenues par des juifs. On y fabriquait notamment des fez jusqu’à l’interdiction de ce couvre-chef traditionnel, au nom d’une laïcité militante, par les autorités républicaines en 1928. Il y avait aussi beaucoup de cordonniers et de savetiers, ainsi que nombre de marchands de tissus, souvent juifs géorgiens (los gurdjis). Dans la rue perpendiculaire, Eski Kasap, aux numéros 6 et 8, vous verrez encore deux très belles maisons juives à encorbellement avec, sur la façade, une étoile de David et une inscription en hébreu : « Prospérité sur la famille ».
La synagogue Ahrida est la plus ancienne d’Istanbul à être toujours en fonction. C’est incontestablement la plus belle. Le bâtiment principal a été refait à la fin du XVIIe siècle et plusieurs fois restauré depuis, tout en gardant les grandes lignes du plan original. Cette synagogue a été fondée au XVe siècle par des juifs originaires de la ville d’Ohrid, en Macédoine. Elle en a gardé le nom même si cette petite communauté romaniote a été ensuite absorbée par les juifs arrivés de la péninsule ibérique, qui ont donné toute sa splendeur à ce temple où, selon une légende, Sabbataï Zevi serait venu prêcher une fois.
La grande salle rectangulaire, surmontée d’une coupole en bois, possède un plafond peint avec de très élégantes décorations florales typiquement ottomanes. Dotée de huit colonnes et de dix grandes fenêtres, elle est très lumineuse. Les derniers grands travaux de restauration, achevés en 1992, ont rendu à la salle sa structure ancienne, supprimant notamment le balcon pour les femmes qui, comme jadis, suivent les offices à partir d’une salle aux panneaux ajourés. Une tévah très originale se dresse au centre de la salle. Toute de bois verni, elle a la forme d’une nef, symbolisant l’arche de Noé, mais elle évoque aussi explicitement les caravelles qui amenèrent les juifs fuyant l’Espagne. La proue est dirigée vers l’aron avec de magnifiques portes de bois incrustées d’ivoire et de nacre. Dans le jardin, se dressent deux autres bâtiments, un midrash et une lourde construction de brique et de pierre, l’ancienne odjara. Ce dernier édifice sert aujourd’hui d’hospice.
À quelques centaines de mètres de là, s’élève la synagogue Yanbol , l’autre grand et antique lieu de culte préservé de Balat. Portant le nom d’une petite ville de Bulgarie dont la communauté fondatrice était originaire, cette synagogue a été rebâtie au XVIIIe siècle et, depuis, restaurée à plusieurs reprises. Illuminée par ses nombreuses fenêtres, la grande salle est surmontée d’un beau plafond de bois décoré de motifs floraux et paysagers. Les chapiteaux des colonnes sont finement ouvragés et peints. La tévah, au milieu de la salle, face à l’aron, aux portes de bois incrustées de nacre et d’ivoire, comme celui de la synagogue Ahrida.
Tout à côté, à l’angle des rues Feruh Kahya et Mahkme Alti, il est possible de visiter le très ancien Cavus Hammami , très fréquenté par les juifs du quartier qui l’appelaient « el banyo de Balat ». Tant du côté des hommes que de celui des femmes, un bassin est réservé au mikveh de purification.
En remontant vers le haut de Balat et Saint Sauveur en Chora (Kariye Camii) célèbre pour ses mosaïques, vous verrez la très émouvante synagogue Ichtipol tout en bois avec, dans une grande fenêtre ronde, un magnifique vitrail portant deux étoiles de David entrelacées. Elle a été fondée dans les premières années de l’Empire ottoman par des juifs originaires de la petite ville macédonienne d’Ichtip. Dévastée par plusieurs incendies, elle fut reconstruite pour la dernière fois en 1903. En face, aux numéros 63 et 67 de la même rue, s’élèvent toujours de belles maisons avec des façades en bois, des encorbellements et des décorations finement ouvragées, jadis occupées par des familles juives de cette zone déjà à moitié enclavée dans le quartier grec limitrophe.
Il reste aussi à Balat, les vestiges de plusieurs autres synagogues, réduites parfois à une simple porte comme pour Kastoria, au numéro 132 de la rue Hoca Cakir. Le long de la rue Demir Hisar, retrouvez les ruines des murs des synagogues Eliahuh (au numéro 231) et Sigri, dite aussi de Salonique (au numéro 261). L’ancien cimetière d’Egri Kapi, fermé en 1839, est désormais complètement abandonné et dévoré par les constructions avoisinantes. Les pierres tombales portant des inscriptions ont été transportées dans le cimetière d’Hasköy, de l’autre côté de la Corne d’Or.