Hongrie

Budapest

Synagogue Rumbach, Budapest
Synagogue Rumbach, Budapest © Michal Huniewicz – Wikimedia Commons

Il faut compter trois jours pour visiter la Budapest juive. La capitale est née de l’unification de trois villes : Buda et Obuda sur la rive ouest du Danube, et Pest sur la rive est. Si les guerres et l’urbanisation ont laissé peu de traces de la présence des juifs à Buda, Pest possède encore un vieux quartier juif où vit encore une partie de la communauté.

Buda

« Il y a ici plusieurs juifs, ils parlent bien français, beaucoup ont été expulsés du royaume de France », note Bertrandon de La Brocquière en 1433 dans sa Chronique de voyage à Boude. En fait, les premiers juifs, venus de Vienne, y vivent sans doute dès le XIe siècle. La charte du roi Béla leur accorde le droit de résidence en 1251 et les protège jusqu’à la période ottomane. De la période médiévale, il ne reste que les vestiges d’une synagogue dans le quartier baroque du château. À la fin du XIVe siècle, les juifs édifient une grande synagogue au numéro 23 de la rue Táncsics, anciennement rue des Juifs, dont les ruines n’ont

Maison de prières médiévale © Bence Tihanyi – Budapest History Museum

pas encore été restaurées. Plus petite, la synagogue du numéro 26 était une maison de prière, temple de la communauté séfarade de la capitale . Soutenue par deux piliers gothiques, la salle de prière a conservé de très belles fresques. L’une représente un arc tourné vers le ciel, l’autre une étoile de David.

La légende dit que « les hommes puissants équipés d’arcs furent corrompus, tandis que les faibles furent investis de pouvoir ». Les autres inscriptions hébraïques, qui comportent des stylisations turques, reflètent la crainte des séfarades face aux attaques chrétiennes. Ces craintes n’étaient pas infondées ; sur l’un des murs de la synagogue, la reproduction d’un tableau illustre la façon dont les juifs de Buda furent massacrés lors de la défaite des Turcs par les Autrichiens (1686), car on les accusa d’avoir collaboré avec les Ottomans. Sous l’occupation turque, séfarades et ashkénazes vécurent en bonne entente à Buda.

Lise Gutmann Viens je t’emmène Dominique Friedman et Steve Krief. Budapest lundi 16 septembre (youtube.com)

Les juifs à Buda

« On trouvait tout dans le quartier juif de Buda : tapis persans, kilims, velours, mousseline et feutre, cuir du Maroc. Tous les fruits, y compris les plus exotiques qui venaient des confins de l’Empire ottoman, du bétail, de la farine, du sel et du bois. Les juifs faisaient crédit et intervenaient dans le paiement des rançons des otages chrétiens. On achetait également les domestiques sur le marché. Toutefois le commerce du vin était interdit aux juifs. Afin de ne pas éprouver la vertu des musulmans, les autorités turques prohibaient même le vin dans les cérémonies religieuses juives.

Géza Komoroczi, Jewish Budapest : Monuments, rites, history, Budapest, Central European University Press, 1999.

Pest

Les juifs s’implantèrent au nord de la place Deák, l’actuel centre de Pest, autour d’un marché où ils vendaient céréales, bétail, laines et peaux. En 1800, ils étaient plus d’un millier et eurent bientôt leur synagogue dans la maison Orczy (aujourd’hui détruite), sur le site de la place Madach. Outre la synagogue, on y trouvait le rabbinat, des écoles et des bains, des logements et des boutiques. Les écrivains publics y côtoyaient les faiseurs de mariage. En 1825, s’y ouvrit le célèbre café Orczy où l’on recrutait, entre autres, les kantoren. Enrichie par le commerce et l’industrie, la bourgeoisie juive naissante voulut un temple digne de son rang. La synagogue de la rue Dohány vit le jour en 1859, quelques années avant l’émancipation. Ici début la visite du quartier juif délimité, grosso modo, par trois synagogues qui forment une sorte de triangle et illustrent les trois branches du judaïsme moderne.

L’assimilation des juifs hongrois

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, nombreux furent les juifs qui « magyarisèrent » leur nom. « Le professeur a longuement examiné son carnet, une tension mortelle vibre à travers la classe. Quand plus tard, j’ai lu l’histoire de la Terreur en France, au moment où, parmi les prisonniers de la Conciergerie, on appelle les condamnés à mort, c’est toujours la seule représentation que j’ai pu m’en faire (…). Le professeur tourne deux pages, il est peut-être à la lettre K. Altmann qui, au début de l’année a fait « magyariser » son nom en Katona se met à cet instant à regretter amèrement cette démarche hâtive.

Frigyes Karinthy M’sieur, Paris, In Fine, 1992.

Synagogue Dohány © Wikimedia Commons (Dguendel)

La synagogue de la rue Dohány fut dessinée par l’architecte autrichien Ludwig Förster. S’inspirant de la synagogue du Tempelgasse de Vienne, et du temple de Salomon, l’architecte édifia un imposant bâtiment, ajoutant deux tours en écho aux colonnes du temple de Jérusalem. Les murs extérieurs, en brique rouge clair, sont décorés de motifs d’inspiration orientale et byzantine, un style mauresque très en vogue à l’époque. L’oeuvre de Förster est un incroyable mélange d’éléments gréco-romains, romans et byzantins, qui intègre les techniques modernes : de fins piliers en acier trempé soutiennent les galeries supérieures et le toit, et l’éclairage vient d’en haut.

Plusieurs éléments rappellent l’architecture d’une église chrétienne. la bimah n’est pas au centre (contrairement aux synagogues orthodoxes), mais dans le prolongement de l’aron richement décoré, à l’instar d’un autel. Une immense arche (12 m de diamètre) sépare le sanctuaire de la nef et, détail qui scandalisa les orthodoxes à l’époque, le bâtiment comporte un orgue, alors que le strict rituel prescrit de ne pas jouer d’un instrument pendant le shabbat. La « cathédrale israélite », comme l’appelèrent ses détracteurs, exprime le triomphe des juifs néologues, partisans de l’assimilation et de la modernisation du judaïsme. C’est aujourd’hui la plus grande synagogue d’Europe (75 m sur 27) qui a servi de modèle à celle de East 50th Street de New York. Restaurée au début des années 1990 par l’État hongrois, la synagogue peut accueillir 3000 personnes. Elle est bondée lors des grandes célébrations (Yom Kippour, Rosh HaShana), où les femmes se mêlent volontiers aux hommes.

Le petit musée adjacent expose de beaux objets rituels, des décorations sacrées et des photos sur l’Holocauste. Entre la synagogue et le musée, les restes d’un mur de brique rouge marquent la limite du ghetto érigé fin novembre 1944, et libéré par les soviétiques le 18 janvier 1945. À travers les arcades de la cour, on aperçoit les tombes communes des juifs morts dans le ghetto. Mitoyen, le temple des Héros, construit en 1929, en guise de mémorial aux soldats tombés durant la Première Guerre mondiale, sert de lieu de culte quotidien.

Mémorial de la Shoah © Jaime Silva – Flickr

Derrière la synagogue, un mémorial de l’holocauste se dresse au centre d’un cour ouverte. Oeuvre du sculpteur Imre Varga (1990), ce saule pleureur de granit et d’acier est en fait une menorah renversée. L’arche de marbre noir symbolise les Tables de la Loi évidées par l’anéantissement et la Shoah. Le parc est dédié au diplomatique suédois Raoul Wallenberg qui sauva des milliers de juifs. L’Ange sauveur, sculpture en bronze doré de la rue Dob, a été érigé en hommage à un autre Juste, le consul de Suisse Carl Lutz.

Inauguré en 2005, le mémorial connu sous le nom « Chaussures au bord du Banube » a été conçu par Can Togay et Gyula Pauer. Il est constitué d’une soixantaine de paires de chaussures en métal, scellées sur les rives du Danube, sur une quarantaine de mètres de long. Il commémore les personnes fusillées par le parti des Croix fléchées sur ces rives qui devaient se déchausser avant leur exécution.

La synagogue de la rue Rumbach , l’une des œuvres majeures de l’architecte autrichien Otto Wagner, a été construite en 1872 pour les traditionalistes qui refusaient de prendre parti entre les néologues et les orthodoxes. De style romantico-mauresque, l’extérieur du bâtiment est décoré de nombreux motifs arabisants avec deux tourelles en forme de minarets. Tombé en ruines après la guerre et changeant plusieurs fois de propriétaire, la communauté juive a pu la récupérer en 2006. De nombreux travaux ont été effectués grâce à l’aide nationale. Suite à de nombreux travaux, elle a pu rouvrir en 2020, transformée en centre culturel juif polyvalent.

La synagogue orthodoxe est un pur joyau de l’Art nouveau, édifié en 1913 sur les plans des frères Löffler. Très endommagée pendant la guerre, elle a été presque entièrement restaurée à l’identique. Le plafond, superbe, est orné de motifs floraux d’inspiration orientale, avec les palmes et fleurs de lotus typiques du Jugendstil tardif. Les vitraux en couronne diffusent une lumière optimale et des menorot très stylisées décorent galeries, rampes et vitraux. L’aron de marbre doré est l’œuvre de maîtres italiens. Dans la cour, on remarque la huppah, un dais de fer forgé sous lequel les ashkénazes orthodoxes célèbrent les mariages en plein air. La cour abrite aussi une petite salle de prière -seules les fêtes sont célébrées dans la Grande Synagogue, une cantine casher, une yeshiva et une boucherie.

Le seul mikveh fonctionnant en Hongrie se trouve au numéro 16 de la rue Kazinczy. Au numéro 41 (dans

Chaussures au bord du Danube, mémorial, Budapest
Chaussures au bord du Danube, mémorial, Budapest © Nikodem Nijaki – Wikipédia

la cour), la charcuterie casher Dezsö semble tout droit sortie d’un film des années 1930. La patronne se tient, immuable, derrière son comptoir où trône une immense découpeuse rouge. Une promenade dans les rues sombres, aux façades lépreuses, révèle les splendeurs passées. La porte du numéro 16 rue Síp est en forme de menorah, et celle du numéro 17, cache un arbre de vie très stylisé. Au numéro douze rue Síp, se trouve  le siège des néologues .  Le centre culturel est, lui, situé près de l’opéra.

Une étape gourmande s’imposa auparavant à la  pâtisserie Fröhlich où l’on pouvait déguster d’exquis Kindli et Flodni, gâteaux de Pourim au pavot et aux noix. Le lieu mythique a malheureusement fermé après la crise du Covid. En remontant la rue Dob, jusqu’à la place Klauzál, vous trouverez le  restaurant Kadar , un lieu culte. Un proverbe yiddish affirme que « pour manger un poulet, il vaut mieux être deux : le poulet et moi ». C’est exactement l’ambiance qui prévaut dans ce bistrot trop exigu où l’on partage sa table avec les habitués. Au mur, des photographies de comédiens, notamment celle de Mastroianni qui fit ici une halte roborative. Étudiants et artistes viennent y savourer, à des prix dérisoires, la cuisine juive…à la hongroise. Si l’on y sert, en effet, un copieux tcholent, plat du shabbat à base de haricots rouges, ce tcholent-là n’a rien de casher. D’abord, servi le vendredi et le samedi, il est agrémenté de bacon ou de poitrine fumée ; on le sert aussi avec de l’oie rôtie ou du poulet. Sur la carte, d’autres spécialités juives -boeuf bouilli à la cerise- côtoient des ragoûts au paprika incontestablement magyars. Kadar est le temple de l’assimilation gastronomique.

L’histoire du tcholent, plat typique du shabbat

« …Un très ancien plat d’Europe centrale, le meilleur, celui qui rassasie le plus sûrement, une préparation pour les pauvres qui peuvent la garder trois ou quatre jours, peut-être davantage, sans craindre de la voir se gâter. Il s’agit d’un mélange de haricots secs, d’oeufs, de riz, de chair d’oie (parfois de boeuf et d’agneau) que l’on cuit au four dans une cocotte dont le couvercle est maintenu au moyen d’une mince ficelle, à laquelle est attachée une étiquette cartonnée portant le nom de la famille propriétaire du récipient. Tout ça, parce que le tcholent demande une nuit entière de cuisson et que l’on doit recourir au grand four communautaire : personne ne pourrait entretenir ni surveiller un feu si longtemps.

Giorgio Pressburger, Histoires du huitième district, Paris, Verdier, 1989

Non loin du quartier juif, l’avenue Andrássy vaut une promenade pour ses splendides palais dont les deux tiers étaient habités par des familles juives au tournant du siècle. Au numéro 23, demeurait le banquier Mor Wahrmann. Petit-fils de rabbin, il devint président de la chambre de commerce de d’industrie, et fut le premier député juif élu au parlement en 1869. Il prôna l’émancipation, mais pour la classe aisée uniquement.

Mosaïque, Musée Miksa Roth
Mosaïque, Musée Miksa Roth

Sur les pas des artistes juifs

Dans toute la ville, les artistes juifs ont laissé leur empreinte. Citons pour mémoire Miksa Roth qui dessina les vitraux d’innombrables édifices, comme le palais Gresham, la magnifique académie de musique Franz Liszt, le musée de l’Agriculture. Un  musée lui est dédié.

L’architecte Béla Lajta a remarquablement intégré Art nouveau, motifs juifs et style folklorique hongrois dans ses bâtiments : grilles ornées de menorot, d’étoiles à six branches et de motifs bibliques (l’arbre et le serpent, l’Arche de Noé) ; les escaliers de l’Institut de recherche neurologique (fondé en 1911) ressemblent à des tours. Au-dessus, une structure complexe de poutres de bois rappelle l’architecture de Transylvanie. L’Institut pour enfants handicapés et l’hôpital de l’avenue Amerikai en sont deux autres remarquables exemple. Lajta dessina, en outre, plusieurs mausolées du  cimetière de Rákoskeresztúr . On y admirera, entre autres, le mausolée de la famille Schmidl, dont les décorations -majoliques et mosaïques et verre et marbre- sont inspirées du sépulcre de Galla Placidia à Ravenne.


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