Bruxelles, capitale des institutions européennes, lieu de fête apprécié des touristes, mais aussi une ville immortalisée par les nombreuses bandes dessinées y naissent, demeure une ville étonnante. Par la cohabitation d’une magnifique ancienne ville, de tours de bureaux, de multiples bars où l’on retrouve l’esprit belge chaleureux. Mais aussi un radicalisme inquiétant et ses dérives, comme l’illustra l’attentat terroriste au musée juif de Belgique en 2014.
La présence juive bruxelloise date au moins du 13e siècle. La première preuve écrite de cette présence est représentée par un rouleau de Torah datant de 1310. Suite à la Peste noire et aux accusations antisémites en vigueur à l’époque, les juifs furent pointés du doigt et massacrés au milieu du 14e siècle. Leur réinstallation fut très courte, les juifs subissant un nouveau pogrom en 1370, basé sur des accusations mensongères de profanation d’hosties. Conséquemment, ils ne purent revenir que lors du règne espagnol sur la région. Seules quelques familles de Marranes y vécurent en attendant.
La renaissance juive bruxelloise se déroula sous le règne autrichien au début du 18e siècle. La plupart des juifs bruxellois, constituant une soixantaine de personnes, étaient originaires des Pays-Bas. Les conquêtes française et hollandaise qui suivirent n’entravèrent pas la réinstallation des juifs, ceux-ci furent autorisés de s’y établir librement. Signe de cette évolution, la création de l’école primaire israélite en 1817 par des intellectuels bruxellois.
Suite à l’indépendance de la Belgique en 1830 et la Constitution de 1831 garantissant une liberté de culte, Bruxelles devint le centre des Consistoires du pays. Eliakim Carmoly fut le premier Grand rabbin de Belgique, élu en 1832. La communauté fut alors composée de juifs originaires des Pays-Bas, d’Allemagne, puis de Pologne et de Russie à la fin du siècle, suite aux menaces et pogroms dans ces pays.
Le régime consistorial permit d’établir des demandes d’accès à un lieu de culte, afin de marquer l’enracinement juif bruxellois de cette époque. Au début du 19e siècle, des maisons, située d’abord rue aux Choux, puis une rue de la Blanchisserie, servirent de lieux transitoires. Un projet de synagogue rue de Berlaimont, inspirée par celle de Francfort, vit le jour en 1832 lorsque le Consistoire le présenta au ministre en charge de ces dossiers. La synagogue fut finalement inaugurée sur la place de Bavière.
En raison de la vétusté de l’immeuble de la place de Bavière et de l’augmentation rapide de la population juive dans les années 1830, un autre lieu fut envisagé. Des divergences immobilières et géographiques entre les représentants du Consistoire et les autorités locales retardèrent ce projet.
En 1868, le Consistoire lança un concours de projet pour la construction d’une nouvelle synagogue . Il fut remporté par l’architecte Désiré De Keyser. Une longue étude basée sur les synagogues européennes, permit à De Keyser de voir sa proposition d’une synagogue dans un style roman approuvée par le Consistoire en 1873. Un style marquant notamment la bonne intégration des juifs bruxellois. Son lieu aussi, rue de la Régence, dans la vieille ville.
Les juifs habitaient pourtant en grande partie les quartiers populaires situés à côté de la gare du Midi, à Anderlecht et Saint-Gilles. La bonne intégration leur permit toutefois de vivre graduellement dans des quartiers différents de la ville et la centralité de cette synagogue semblait alors logique plutôt que de l’installer dans un quartier éloigné des autres.
La synagogue de la Régence fut inaugurée le 20 septembre 1878. De style romano-byzantin, inspiré par les synagogues de Lyon et Stockholm. A l’extérieur, on aperçoit deux tourelles et au centre en hauteur de l’édifice, les Tables de la Loi. Autour de la rosace sont gravées les noms des douze tribus d’Israël. Le temple a une nef de 25 m de hauteur. On peut y admirer également vingt-cinq vitraux.
A la veille de la Seconde Guerre mondiale, 30000 juifs bruxellois vivaient dans la capitale. A l’image des autres communautés occidentales, celle-ci fut traversée par des différences d’appréciation, voire de vies entre ses différentes composantes : occidentalisées depuis longtemps pour certaines et d’autres migrations plus récentes. Ces dernières étant plus traditionnelles ou à l’inverse, inspirées par les révolutions d’Europe de l’Est, marquées notamment par le développement et le succès jusqu’à aujourd’hui du mouvement de jeunesse Hashomer Hatzair. Le secteur d’activité principal fut celui de l’industrie du textile.
De nombreux juifs s’engagèrent sous les drapeaux belges lors de la Première Guerre mondiale, simples soldats ou officiers comme le général Louis Bernheim, le capitaine Ernest Wiener ou le capitaine Robert Goldschmidt. Autre symbole fort de ce courage, en 1936, 200 juifs de Belgique s’enrôleront dans les Brigades Internationales lors de la guerre d’Espagne.
La concentration démographique a malheureusement facilité le travail des nazis lors de leurs rafles. Au croisement de la rue Émile Carpentier et de la rue des Goujons, se trouve le Monument national aux martyrs juifs de Belgique. Les noms de 23838 victimes sont gravés dans la pierre. La place sur laquelle il se trouve a été rebaptisée Square des Martyrs Juifs.
Au lendemain de la guerre, la population juive bruxelloise déclina, avec le nombre de victimes de la Shoah, mais aussi des départs vers l’Amérique du Nord et Israël. La ville accueillit quelques milliers de réfugiés juifs d’Europe de l’Est. Au début des années 1960, suite à l’indépendance du Congo, des juifs qui résidaient dans cette ancienne colonie belge s’établir également en Belgique, principalement à Bruxelles.
A l’image de la pluralité des courants juifs bruxellois, le Centre communautaire laïc juif , demeure une des institutions juives majeures aujourd’hui. Il fut fondé en 1959 par des survivants de la Shoah désirant transmettre une identité juive démarquée des structures religieuses. De nombreux événements culturels y sont organisés, dans un esprit d’ouverture et de partage. Mais aussi des programmes éducatifs afin de lutter contre le racisme et le regain de l’antisémitisme. Notamment en sensibilisant le public aux autres génocides du siècle dernier, en Arménie et au Rwanda. Le CCLJ-David Susskind est connu pour son magazine « Regards », fondé en 1965, par Victor Cygelman, Albert Szyper, Jojo Lewkowicz et surtout David Susskind, grande figure de la gauche belge et militant du rapprochement israélo-arabe.
La Maison de la Culture Juive organise également de nombreux événements dans un espace convivial de conversation, de création, de renouveau et de transmission de la mémoire culturelle juive. Cela, dans le cadre de conférences, études, expos, concerts et ateliers. Mais aussi des cours de langues yiddish et judéo-espagnol. Sans oublier sa célèbre fête des musiques juives chaque année. Vous pouvez également vous inscrire à leurs visites thématiques dans les quartiers de Bruxelles. La ville compte deux écoles juives, Maimonide (créée en 1946) et Ganénou (1961).
Signe de la diversité de la communauté juive bruxelloise, de nouvelles synagogues furent inaugurées après-guerre en différents quartiers. Parmi celles-ci les synagogues du quartier populaire de Schaerbeek. De nombreux juifs y vécurent depuis l’entre-deux-guerres, priant dans de petits oratoires. La synagogue séfarade Simon et Lina Haim fut inaugurée en 1970, au 47 rue des Pavillons, accueillant des populations originaires d’Afrique du Nord et des anciennes communautés de Rhodes. Une synagogue orthodoxe fut inaugurée en 1979, située au 126-128 rue Rogier. Malheureusement, ces deux synagogues furent mises en vente en 2016. Les juifs anglophones, pour la plupart liés aux institutions européennes, forment un cinquième de la communauté juive de Belgique. Avec les juifs libéraux francophones, ils assistent aux services de shabbat. La synagogue Beth Hillel est très fréquentée pendant les fêtes juives.
La bonne intégration bruxelloise des juifs, mais aussi les attaques antisémites motivèrent des départs vers des quartiers plus surs, comme au sud de la ville à Uccle, privilégiant la sécurité au nombre de mètres carrés. Ainsi, la synagogue séfarade Etz-Hayim fut fondée en 1992. Égyptiens, Marocains, Syriens et Irakiens se réunissent dans ce lieu convivial. C’est dans la commune d’Uccle que se situe le cimetière de Dieweg , qui accueille un cimetière juif.
Sous la direction de Michel Dratwa, grand érudit du monde juif, le Musée juif de Belgique réunit une collection importante de documents anciens et modernes illustrant la vie juive. Le musée fut ouvert en 1990, avenue de Stalingrad. C’est déjà en 1932 qu’une première tentative non fructueuse dans ce sens fut effectuée par Daniel Van Damme, conservateur du musée d’Erasme à Anderlecht. En 1938, la Galerie de la Reine présenta la première exposition consacrée aux Juifs de Belgique, organisée par Dode Trocki.
Le projet fut relancé en 1979, lorsqu’une proposition est faite à Jean Bloch, président du Consistoire, d’organiser une exposition sur l’art et l’histoire du judaïsme belge, dans le cadre des 150 ans de l’indépendance du pays. Des démarches furent ainsi entreprises pour pérenniser ce projet et trouver un lieu qui présenterait au grand public cette histoire. Des locaux temporaires furent trouvés au 74 avenue de Stalingrad, où la première expo fut inaugurée le 25 octobre 1990.
Le musée déménagea en 2005 rue des Minimes, dans un lieu plus favorable à l’accueil du public. Un mécénat permit d’acquérir de nombreux objets, notamment par le Fonds Jacob Salik. Le musée possède diverses archives et une bibliothèque, ayant intégré les fonds des familles Kahlenberg, Misrahi, Souweine, Lévy, Cuckier, Schneebalg-Perelman, Galler-Kozlowitz, Broder, Jospa, Albert, Schnek, Bernheim et Lounsky-Katz. Philippe Blondin est le président du musée juif de Belgique depuis 2007.
Des travaux doivent y sont entrepris depuis septembre 2024 afin d’agrandir les espaces et de moderniser la présentation, singulièrement grâce à des outils numériques. Néanmoins, en attendant, voici comment se présente la visite du musée que nous avons effectué à nouveau en 2023.
Au début de l’expo permanente consacrée à l’histoire des juifs de Belgique, on aperçoit des photos historiques, de visites royales mais aussi de donateurs importants tel le baron Lambert qui finança l’ouverture d’une maternité en 1932. Cette grande famille créera la Banque Bruxelles Lambert et aidera de nombreuses œuvres caritatives, sociales et culturelles, de ses fondateurs au début du 19e siècle à ses descendants Philippe et Marion Lambert.
Les premières salles permettent au public de se familiariser avec les coutumes juives grâce à ce genre d’anciennes photos. Mais aussi d’œuvres artistiques comme ces centaines de verres de vin accrochés au plafond tels des lustres témoins de tous ces moments de célébration. On y montre des parcours, comme celui de la famille Kilimnik, juifs originaires de Podolie, installés à Molenbeek en 1921.
Situé à Bruxelles, le musée met à l’honneur la vie juive de la capitale, de la grande communauté d’Anvers, mais aussi des autres villes, racontant l’histoire, photos à l’appui des communautés de Liège, Gand, Namur, Ostende, Arlon. Des histoires illustrées par exemple avec une vieille carte postale de la synagogue d’Arlon ou de sa très belle parokhet, offerte par les dames de la communauté en 1874. De belles photos d’anciennes synagogues du pays sont présentées, ainsi qu’une maquette de celle de la synagogue portugaise d’Anvers.
Les fêtes juives sont expliquées et illustrées sur les murs du musée, avec de nombreux objets. Sans oublier la magnifique meguilat Esther de l’artiste Gérard Garouste et la mosaique de Pourim d’Eddy Zucker. Des fêtes basées sur des résistances historiques et parfois célébrées dans un esprit de Résistance comme cette menorah fabriquée par Alexandre Gourary dans le camp de détention de la Caserne Dossin.
En prenant les escaliers, on aperçoit une photo émouvante de juifs orthodoxes dans un parc d’Anvers, promenant leurs enfants sur des luges. Les escaliers mènent à l’étage où se trouve à l’entrée de deux salles le buste de la baronne Clara de Hirsch, une grande philanthrope belge.
La première salle présente la période de la Shoah en Belgique. L’histoire de la persécution des juifs décrite au-dessus de deux valises de déportés. Des photos, étoiles jaunes et documents administratifs y figurent. On aperçoit ensuite un mur avec 227 photos des 236 déportés qui s’échappèrent d’un train, le 20e convoi, qui partit de Malines à Auschwitz en avril 1943. Un documentaire réalisé par Sarah Timperman et Stéphanie Perrin est projeté au fond de la salle et raconte, à l’aide de témoignages notamment de Félix Lipszyc, Abraham de Groot, Simon Gronowski et Robert Maistriau, l’héroïque sauvetage du 20e convoi.
La deuxième salle accueille les œuvres d’artistes juifs contemporains tels Arié Mandelbaum, Sarah Kaliski, Kurt Lewy, Felix Nussbaum, Arno Stern et Kurt Peiser. Des expositions temporaires sont également présentées, comme celle récemment dédiée aux femmes marocaines à l’étage au-dessus, ou à l’entrée du musée avec celle de photos de Jo Struyven et Luc Tuymans des lieux où s’échappèrent les déportés du 20e convoi.
Dans la cour intérieure du musée, se trouve une plaque en hommage aux victimes de l’attentat terroriste du 24 mai 2014 qui firent quatre victimes : Emmanuel et Myriam Riva, Dominique Sabrier et Alexandre Strens. Derrière cette cour, une autre salle accueille des expositions temporaires. Dernièrement y fut montré une consacrée au peintre belge engagé Arié Mandelbaum.
Si tous les chemins mènent à Rome, l’un des plus beaux chemins bruxellois mène par Paris. Près de l’allée Chantal Akerman, dans le 20e arrondissement de Paris, résidait depuis ses 18 ans une des plus grandes cinéastes de tous les temps. « Ma fille de Ménilmontant » comme elle est surnommée par sa mère Natalia dans « Une Famille à Bruxelles », dialogue des mémoires, récits et silences. Bruxelles et Paris lui ont consacré en 2024-5 une belle expo et ses films peuplent encore régulièrement les salles de par le monde.
Comme Albert Cohen, elle est l’auteure de chefs-d’œuvre de genres bien différents. Avec cette différence peut-être, qu’elle n’a pas eu besoin de réaliser le Film de ma mère sur le tard, puisque Natalia Akerman est à l’honneur dès le début dans l’œuvre de sa fille.
Survivante d’Auschwitz, Natalia, n’en parle pas, partagée entre le besoin imminent de tenir et de se reconstruire et cette résilience juive consistant à promettre une meilleure aube pour la génération suivante. Tout en transmettant force et dignité à ses filles Chantal et Sylviane.
De son père Jacob, elles héritent de l’humour, le travail consciencieux et la volonté de danser la vie pour virevolter autour des ennuis. Jacob Akerman est commerçant, possédant une fabrique de vêtements dans le quartier du Triangle et un magasin dans la galerie de la Toison d’Or.
Quant à Bruxelles, elle partage avec les deux jeunes femmes nées au lendemain de la guerre, son esprit belge bon vivant aux personnages bd, verres et histoires tout en rondeur rondeurs facilitant les embarcations débordantes de plaisir, inspirant à sa manière tant d’histoires aux bières joyeusement renversées.
L’arrière-grand-père maternel Polonais de Chantal était en route vers les Etats-Unis, tentant de rejoindre le port d’Anvers pour y embarquer. Mais comme pour tant de juifs il réalisa à quel point on peut être heureux comme un juif en Belgique.
Chantal Akerman nait à Bruxelles en 1950. A 15 ans, elle va voir « Pierrot le fou » au cinéma avec son amie et future productrice Marilyn Watelet, amusées par le titre du film. C’est une révélation et désormais la naissance d’une ambition.
Elle réalise à 18 ans le court-métrage « Saute ma ville », soutenue par André Delvaux et Eric de Kuyper. L’histoire d’une ado qui s’enferme dans la cuisine et agit de manière de plus en plus incohérente, en jetant tout et cirant ses chaussures puis ses jambes à côté d’une boite Manischewitz.
Chantal déménage à Paris après le tournage, espérant y trouver l’inspiration, celle-ci ne lâchant plus Chantal à Paris, New York, Bruxelles, Tel Aviv, en Allemagne, en Europe de l’Est et même sur la frontière mexicano-américaine.
A 23 ans, elle réalise « Je, tu, il, elle » avec Niels Arestrup et Claire Wauthion, entre inquiétudes, errance et retrouvailles d’opéra des corps. Deux ans plus tard, Chantal entre déjà et définitivement dans la cour des très grands avec « Jeanne Dilman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles ». Delphine Seyrig mène une vie ultra ordonnée pour tenir, pour couvrir les silences et blessures, élevant seule son fils. Une vie sans plaisir jusqu’à ce qu’advienne un dérèglement très inattendu. Une adresse et surtout une œuvre élue en 2022 meilleur film de tous les temps dans le classement décennal établi par « Sight and Sound », la revue du British Film Institute.
Dans « Pierrot le fou », Jean-Paul Belmondo demande à Samuel Fuller de lui définir le cinéma. Le réalisateur répond qu’il s’agit d’un champ de bataille émotionnel. C’est peut-être pour cette raison que Chantal Akerman est une des plus grandes cinéastes de tous les temps. Sa caméra présente amour et humour, chants et silences, pensées profondes et inquiétudes lancinantes grâce à son regard malicieux et doux à la fois. En avance sur son temps, sur notre temps aussi, entre la reconstruction d’une génération et la quête du plaisir et de l’affirmation de soi de leurs enfants, lesquels craignent le retour des temps sombres. Sylviane Akerman, la sœur de Chantal, préserve aujourd’hui sa mémoire, notamment à travers une fondation.
En 2023, une fresque à l’effigie de Jeanne Dielman, personnage principal du film « Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles » a été dévoilée à Bruxelles en hommage à Chantal Akerman. La fresque a été réalisée par l’artiste Alba Fabre Sacristán et se trouve sur la façade d’une maison située à l’angle du quai aux Barques et de la rue Saint-André, près du quai du Commerce.
Sources : Encyclopaedia Judaica, Politique et Religion : le Consistoire Central de Belgique au XIXe siècle, Les Juifs de Belgique : de l’immigration au génocide (1925-1945), MuseOn, RTBF