L’arrivée des juifs en Espagne fait l’objet de nombreuses légendes, diffusées par les chroniqueurs juifs et chrétiens, au XVIe siècle surtout. Pour les uns, ils seraient arrivés à l’époque du roi Salomon dans le sillage des voyageurs phéniciens; pour les autres, l’événement serait l’une des conséquences de l’exil de la population du royaume de Judée, ordonné par Nabuchodonosor.
Les historiens nous précisent, eux, que les premiers juifs arrivent d’une façon à peu près organisée après la destruction du Temple de Jérusalem, en 70 de l’ère chrétienne.
Ils s’installent d’abord sur la côte méditerranéenne, et se répandent peu à peu dans l’ensemble de la péninsule Ibérique. Le témoignage le plus ancien de la présence juive en Espagne est une inscription trilingue, en hébreu, latin et grec, sur un sarcophage d’enfant trouvé à Tarragone et datant de l’époque romaine (exposé aujourd’hui au musée Sefardí de Tolède). En outre, la mosaïque d’Elche (Ier siècle) recouvrait sans nul doute le sol d’une synagogue, ce qu’attestent les inscriptions grecques, ainsi que les dessins géométriques qui la composent. Enfin, des textes révèlent une présence juive en Espagne à la même époque : La Guerre des juifs de Flavius Josèphe (VII, 3, 3), La Michna (Baba Bathra, III, 2).
Sefarad ou l’Espagne juive
Le terme « Sefarad » apparaît dans la Bible, Obadiah, XX: « […] et les exilés de cette légion d’enfants d’Israël furent répandus depuis Canaan jusqu’à Sarepta, et les exilés répandus dans Sefarad posséderont les villes du Néguev » (traduction du Rabbinat français, Paris, Colbo, 1994). Depuis la fin du VIIIe siècle, le terme « Sefarad » désigne traditionnellement l’Espagne et les juifs espagnols. Par extension, il s’appliquera à tous les juifs des communautés du pourtour de la Méditerranée.
Jusqu’au VIIIe siècle, on sait peu de choses sur les communautés juives espagnoles. Sous les Romains, les juifs ont le même statut que dans le reste de l’Empire. Sous le règne des rois wisigoths, qui étaient aryens, les juifs sont tolérés et vivent beaucoup de l’agriculture. À partir de 586, date de la conversion au christianisme du roi Récarède, ils subissent pendant près d’un siècle des persécutions et des conversions forcées (ce qui a permis de parler de marranes avant la lettre). Le roi Egica envisage même de les réduire en esclavage.
À l’arrivée des Arabes, en 711, les juifs se mettent à leur service. Les Arabes sont peu nombreux et cherchent des alliés fidèles. Les deux communautés trouvent intérêt à s’entendre, d’autant plus que de nombreux juifs du Maghreb viennent renforcer la présence des Maures et des juifs de Sefarad. D’ailleurs, certains géographes arabes n’hésitent pas à déclarer que Grenade, Tarragone et Lucena sont des « cités juives», pour bien marquer l’importance de cette minorité. Le développement de la vie urbaine requiert commerçants et administrateurs, fonctions que les Arabes et les Berbères répugnent à exercer.
À partir de l’instauration du califat de Cordoue, en 929, commence un âge d’or du judaïsme en terre d’Islam. Abderahman III (912-971) prend pour médecin Hasday ibn Saprut, un juif originaire de Jaen, à qui il confie, en plus de sa propre santé, de nombreuses missions diplomatiques: contact avec l’abbé de Gorze, négociations avec les royaumes naissants de León et de Navarre… Hasday ibn Saprut est un courtisan très riche dont la vie sera chantée par les poètes Menahem ben Saruc et Dunas ben Labrat. Il fait traduire de nombreuses œuvres scientifiques du grec en arabe, et contribue beaucoup à l’épanouissement culturel de sa communauté. Au contact de la poésie arabe, les juifs composent de très beaux poèmes, s’investissent dans des études grammaticales; toute cette effervescence intellectuelle favorise l’éclosion d’une riche culture hébraïque.
Au XIe siècle, Grenade est la capitale du monde arabe en Espagne. Samuel haNaguid, ou le Naguid (993-1056), est le personnage clé de cette époque. Ce commerçant originaire de Malaga devient vite le dirigeant de la politique grenadine ; il n’hésite pas à conduire les troupes arabes dans leur combat contre Séville ou Almería. Également poète et rabbin très érudit, il favorise les arts et, en particulier, la poésie, tout comme son fils Yosef qui lui succédera à sa mort.
Salomon Ibn Gavirol
Ce grand poète (1022-1054), protégé du Naguid et de son fils, est l’auteur des 400 vers de La Couronne du royaume, hymne contemplatif dédié à Dieu et à sa création, qui a été intégré dans la liturgie de Yom Kippour par les communautés séfarades. Il écrit aussi en arabe La Source de vie, ouvrage philosophique où il examine les principes du néoplatonisme, que les musulmans réintroduisent alors.
On lui attribue également la prière Adon Olam, qui est récitée plusieurs fois dans les offices quotidiens de la semaine et du shabbat dans toutes les communautés juives du monde: « Maître de l’univers, qui a régné avant que rien ne fût créé. Lorsque, par Sa volonté, tout s’accomplit, Il fut proclamé roi. Et quand tout aura cessé d’être, Lui seul régnera avec gloire. Il fut, Il est, Il sera toujours avec majesté. Il est unique et sans second qu’on puisse Lui comparer ou Lui adjoindre. Sans commencement, sans fin, à Lui la force et la puissance. Il est mon Dieu, mon libérateur vivant, et le rocher de mon refuge à l’heure de l’adversité. Il est mon étendard et mon recours. Il me tend la coupe le jour où je L’invoque. En Sa main, je confie mon âme, quand je m’endors et quand je m’éveille. Et, avec mon âme, mon corps, Dieu est avec moi, je suis sans crainte.»
Cité in Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, Paris, Editions du Cerf, 1993
C’est grâce à ces poètes que nous pouvons prendre la mesure du développement des communautés juives en terre d’islam et du mode de vie de ces courtisans, partagés entre l’amour des plaisirs, des belles lettres et des arts, et leur religion traditionnelle. Ils serviront plus tard de modèle à leurs coreligionnaires de Castille et d’Aragon.
Cependant, les luttes internes entre les divers royaumes arabes ainsi que la pression chrétienne qui s’accroît avec la reconquête de Tolède, en 1080, incitent les Arabes à demander l’aide des Almoravides d’Afrique du Nord qui envahissent le sud de l’Espagne. Les juifs échappent de justesse à la conversion forcée, mais endurent, en 1146, la nouvelle invasion des Almohades du Maroc, plus intransigeants. Ils interdisent la pratique du judaïsme et obligent les juifs à se convertir et à devenir des crypto-juifs. D’autres préfèrent l’exil vers les royaumes chrétiens voisins. L’Espagne musulmane se vide de ses juifs à l’exception de Grenade, dernier royaume maure.
L’Espagne chrétienne va mettre sept siècles pour reconquérir son territoire, aux mains du pouvoir arabe. Cette reconquête s’achèvera avec la prise de Grenade, en 1492, qui marquera très fortement les relations judéo-chrétiennes. En même temps que les victoires des royaumes de León, de Navarre, d’Aragon et de Catalogne, les vieilles communautés juives de Catalogne et d’Aragon se développent, ainsi que des petits groupes installés sur le chemin de Saint-Jacques. Les juifs colonisent les territoires reconquis et participent activement au commerce et à l’industrie textile.
En 1085, Alphonse VI reprend Tolède et marque ainsi la limite de la croix et du croissant. Les monarques chrétiens protègent les juifs, très utiles pour administrer les nouveaux territoires, pour lever les impôts et assurer les contacts en langue arabe. Les juifs s’enrichissent : ministres des Finances de Castille et d’Aragon, ils avancent aux rois les impôts.
Au XIIe siècle, toute l’Espagne est chrétienne, à l’exception de Grenade. Un nouvel âge d’or du judaïsme espagnol en terre chrétienne commence, en particulier sous les règnes d’Alphonse X le Sage en Castille, et de Jacques Ier en Aragon. Nouvelle Jérusalem, Tolède devient la capitale de la vie juive. On y trouve savants, talmudistes, grands rabbins et financiers. La Catalogne connaît aussi une période de splendeur, avec Nahmanide à Gérone et Salomon ben Adret à Barcelone. Les juifs ne se mêlent pas à la vie politique et ne mettent pas en danger les relations entre la chrétienté et l’islam. Sur le plan juridique, ils sont la propriété du roi, ce qui les protège tout en les mettant à sa merci.
Avec le succès de la reconquête, le pouvoir de l’Église est de plus en plus important, comme dans le reste de l’Europe. Le IVe concile du Latran (1215) décide des mesures antijuives, qui sont cependant appliquées avec une certaine souplesse en raison des nécessités politiques et de la lutte contre les derniers royaumes maures. En Aragon, les juifs sont écartés des fonctions publiques. En Castille, les Cortes font de nombreuses propositions pour limiter la liberté des juifs.
La peste noire, une certaine littérature polémique antijuive, et la participation des juifs à la guerre civile entre Pierre le Cruel et son frère bâtard, Henri de Trastamare, favorisent le rejet du judaïsme.
À cela, s’ajoutent une baisse de la foi et un relâchement des mœurs et de la pratique religieuse dans les couches les plus favorisées. Le dialogue judéo-chrétien prend un nouveau tournant, le monde chrétien envisage la conversion comme solution à la présence de cette minorité. C’est le temps de la célèbre controverse de Barcelone (1256), où Nahmanide ne triomphe qu’en partie du juif converti Pau Cristiani.
Tous les éléments sont en place pour l’explosion de violence orchestrée par l’archidiacre d’Ecija, Ferran Martinez, qui lance en 1378 une campagne contre les juifs. Ce mouvement s’intensifie lorsqu’il est nommé archevêque en 1390. Profitant de la mort de Jean Ier, le 4 juin 1391, il fomente une émeute qui aboutit à la destruction de la judería de Séville. Un grand nombre de juifs sont obligés de se convertir pour échapper à la mort. Le mouvement gagne, de proche en proche, toutes les juderías d’Andalousie et de Castille ; celles de Tolède et de Cordoue, les plus florissantes, sont très éprouvées. En juillet 1391, la vague atteint Valence, Majorque, Barcelone et Gérone où la vie juive disparaît.
À la suite de ces massacres, la communauté juive offre un nouveau visage avec l’apparition du converso («converti»), dont les motivations et les espoirs sont très divers. D’une part, les conversos de force pratiquent en secret le judaïsme, ce sont les crypto-juifs, ou marranes; d’autre part, une partie des conversos profitent de l’occasion pour s’intégrer pleinement à la société chrétienne et accéder à toutes les charges qui leur étaient interdites. Enfin, certains éprouvent un désir sincère de devenir chrétiens à la suite de leur baptême forcé. La « dispute» de Tortosa, en 1413-1414, au cours de laquelle Zerahia Halevi et Joseph Albo débattent contre le nouveau chrétien, Jeronimo de Santa Fé (José Halorqui), sur les thèmes habituels de la polémique judéo-chrétienne, est peut- être l’une des dernières tentatives de convaincre les juifs par la raison. La société chrétienne s’interroge sur l’attitude à adopter vis-à-vis des juifs et des conversos. Elle décide de séparer les juifs des convertis, afin de faire de ces derniers de bons et sincères chrétiens et de les empêcher de revenir au judaïsme. C’est la mission qui est confiée, en 1480, à l’Inquisition. Thomas Torquemada, nommé inquisiteur général, en fait une institution terriblement efficace, pourchassant sans répit « sympathisants» du judaïsme et convertis, en Espagne comme en Amérique latine, les traînant devant les tribunaux, les punissant par la mort dans les autodafés, ou les condamnant de multiples manières.
Après la conquête de Grenade, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon signent le décret d’expulsion du 31 mars 1492, qui doit résoudre l’épineux problème que pose la présence juive, par la conversion ou par l’exil.
Le décret d’expulsion
Attendu que chaque jour il apparaît de façon manifeste et patente que lesdits juifs continuent à nourrir leurs malfaisants et pernicieux desseins là où ils vivent et communiquent avec les chrétiens, et pour qu’à l’avenir toute occasion d’offenser notre sainte foi soit ôtée aux fidèles que Dieu jusqu’ici a voulu préserver de cette faute, comme aussi à ceux qui l’ont commise mais se sont amendés et sont revenus dans le sein de notre sainte mère l’Église; ce qui pourrait aisément advenir en raison de la faiblesse de notre humaine nature, ainsi que de la malignité du pouvoir du démon qui sans cesse nous assaille, à moins qu’on ne fasse disparaître la cause principale de ce péril, autrement dit qu’on bannisse lesdits juifs de nos royaumes […]
Malgré les pressions des ministres des Rois Catholiques, Abraham Senior et Isaac Abravanel, le neuvième jour du mois d’Av, jour anniversaire de la destruction du Temple, les juifs abandonnent leur patrie. Abraham Senior accepte de se convertir. Isaac Abravanel accompagne ses frères dans l’exil qui les conduit en Afrique du Nord, au Portugal, dans l’Empire turc et en Europe (Italie, France, Angleterre, Pays-Bas). Ils y formeront la diaspora séfarade, fidèle à ses coutumes et à ses langues, le castillan et le catalan. Le chiffre des exilés reste difficile à déterminer. Environ 70000 à 100000 personnes préfèrent l’exil au baptême, soit entre le tiers et la moitié de la population juive de l’époque.
Au XVIIe siècle, l’Espagne n’a plus de juifs sur son territoire (à l’exception de la minuscule enclave d’Oran sur la côte africaine, où ils sont les interprètes indispensables à la survie de la garnison et dont ils ne seront expulsés qu’en 1669). L’Inquisition surveille les conversos avec la rigueur que l’on sait.
Un résistant
Certains, comme Isaac (Fernando) Cardoso, parviennent à échapper à l’Inquisition. Né en 1604 au Portugal, il est médecin à la cour de Philippe IV. Intellectuel respecté, il connaît les plus grands de son temps, dont Lope de Vega, qui le tiennent pour l’un des leurs. Descendant de convertis par la force, Cardoso mène une existence ouvertement chrétienne et clandestinement juive. En 1648, au fait de sa gloire, il quitte brusquement l’Espagne et se réfugie en Italie. A Venise et à Vérone, il professe publiquement son judaïsme. Il publie, sous la signature d’Isaac Cardoso, l’un des plus beaux textes de l’apologétique juive : Las Excelencias de los hebreos.
Le souvenir de la présence juive n’a toutefois pas complètement disparu. Le comte Duque Olivares imagine de recréer une communauté juive à Madrid pour aider au développement de l’économie espagnole: il est certainement informé de l’activité lucrative des membres de la communauté d’Amsterdam, qui continuent à utiliser l’espagnol ; il doit cependant renoncer à son projet.
Au XVIIIe siècle, quelques penseurs prennent conscience de la perte causée par le départ des juifs. Il s’agit, selon eux, d’une partie importante du patrimoine culturel espagnol. C’est le cas de Joseph Rodriguez de Castro, qui édite, en 1781, une notice sur les écrivains et rabbins espagnols à partir du XIe siècle. Le roi Charles IV songe aussi à établir des juifs de Hollande en Espagne, et à annuler l’édit d’expulsion. Mais l’Inquisition veille. Il faudra attendre la guerre d’Indépendance et le mouvement libéral des Cortes de Cadiz pour que le Saint-Office soit aboli une première fois en 1813. Rétabli sous la Restauration, il est définitivement abrogé en 1834.
Au XIXe siècle, arrivent dans le nord du pays quelques négociants juifs, d’origine espagnole ou portugaise mais de nationalité française, qui viennent de Bordeaux ou de Bayonne pour le commerce des tissus. Il s’agit de cas isolés, que n’accompagne jamais la création de communautés organisées. Ce siècle est aussi marqué par l’épisode de la guerre d’Afrique et l’occupation de Tétouan, entre 1859 et 1862. En 1858, Ceuta, l’une des enclaves espagnoles au Maroc, est attaquée par des montagnards marocains. L’Espagne demande au sultan une réparation qui tarde à venir. La reine Isabelle envoie alors une expédition commandée par Prim et O’Donnell. Les troupes espagnoles occupent Tétouan, où elles sont accueillies par une population qui parle un espagnol mêlé d’arabe et d’hébreu… Ce sont les descendants des juifs expulsés en 1492 qui se sont maintenus presque miraculeusement dans cette petite ville. Jusqu’en 1862, l’occupation permet à la population juive d’être associée à la gestion de la ville et de s’élever socialement. On peut véritable ment parler de retrouvailles entre l’Espagne et ses juifs, car les journaux et les nombreux récits d’officiers font connaître au grand public l’événement, intéressant à la fois les historiens et les philologues qui retrouvent ainsi une langue telle qu’elle était parlée quatre siècles auparavant.
À Séville, à l’occasion de la visite du souverain Alphonse XIII en 1904, on note l’existence d’une petite communauté juive, originaire pour une grande part d’Afrique du Nord. Ils accueillent le roi dans leur rue (la rue Feria) avec une banderole en hébreu et en espagnol.
À partir de 1860, le docteur Angel Pulido (1852-1932) qui, au cours d’un voyage sur le Danube, a découvert des juifs d’Europe orientale parlant un espagnol un peu archaïque, lance plusieurs campagnes de presse et d’opinion pour faire reconnaître, en Espagne, les communautés de Serbie, Bulgarie, Roumanie et Turquie, toujours proches par leurs coutumes de Sefarad. Il publie deux ouvrages importants pour l’histoire récente des juifs d’Espagne : Los Israelitas españoles y el idioma castellano (1904) et Españoles sin patria, y la raza sefardi (1905). Il obtient l’autorisation de faire ouvrir des synagogues à Madrid (1917) pour 150 familles environ, et à Barcelone (1914) pour 250 personnes. L’action de Pulido se poursuivra par la création d’une association, Hispano Hebrea, en 1910, et par l’invitation faite en 1913 au professeur Abraham Shalom Yehuda pour enseigner l’hébreu à l’université de Madrid.
Par ailleurs, le leader sioniste Max Nordau, obligé d’abandonner la France en 1914 en raison de sa nationalité autrichienne, se réfugie en Espagne. Le roi Alphonse XIII interviendra personnellement auprès du Kaiser pour atténuer les persécutions et les violences faites aux juifs de Palestine. Après la Première Guerre mondiale, le mouvement de rapprochement avec les juifs prend de l’ampleur. Des personnalités politiques de premier ordre, le comte de Romanones, Melquiades Alvarez, Alejandro Lerroux, Juan de la Cierva, Niceto Alcalà Zamora et des généraux de l’armée s’associent publiquement à cet effort de reconnaissance.
En 1923, à la suite du traité de Lausanne, qui met fin au système des capitulations dans l’Empire ottoman et qui provoque un vide juridique pour certains protégés juifs, le gouvernement espagnol, dirigé par le général Primo de Rivera, publie le décret du 20 décembre 1924, qui concède, sous certaines conditions, la nationalité espagnole à des sefardim pour une période de six ans. Ce décret sera peu utilisé pendant sa période de validité, mais sera très utile pendant la Seconde Guerre mondiale.
Sous la IIe République espagnole (1931-1936), dont la constitution garantit la liberté religieuse et le caractère laïque de l’État, l’Espagne suscite un grand intérêt de la part des communautés juives européennes et orientales, qui y voient une forme d’abrogation de l’édit d’expulsion. Le 900e anniversaire du médecin et philosophe Maïmonide, célébré avec faste en 1935 à Cordoue, est la manifestation publique du retour de l’Espagne sur son passé juif.
Pendant la guerre civile, les communautés de Ceuta et de Tétouan au Maroc, et celle de Séville doivent payer de fortes amendes en faveur des troupes nationalistes du général Franco. L’influence des nazis ravive la propagande antisémite. Entre 7000 et 10000 juifs d’Europe, d’Amérique et de Palestine viennent combattre dans les brigades internationales, et ils n’hésitent pas à fabriquer et diffuser un petit bulletin en yiddish. À la fin de la guerre civile, la victoire des troupes franquistes entraîne la fermeture des synagogues de Madrid et de Barcelone, l’interdiction des mariages et des circoncisions, la fermeture des cimetières juifs et l’obligation de fréquenter les écoles catholiques pour les enfants.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne, neutre, devient le seul refuge en Europe du Sud devant l’avancée foudroyante des troupes nazies. Dans un premier temps, il est assez facile d’obtenir un visa de transit. Après l’armistice de 1940, des mesures espagnoles et françaises sont prises pour contrôler le flux des demandes, en particulier à travers le consulat espagnol de Marseille. Après juillet 1942, la sortie des juifs de France étant interdite, les passages deviennent clandestins, avec une certaine bienveillance espagnole. Il y a, cependant, des arrestations, et un camp est créé à Miranda de Ebro, où les prisonniers reçoivent une aide morale et matérielle de la part des organisations juives américaines installées à Madrid. Ces prisonniers seront évacués progressivement, vers Lisbonne et les États-Unis pour la plupart.
L’Espagne se trouve néanmoins confrontée, surtout en Europe orientale (Roumanie, Grèce, Bulgarie et Hongrie) et en France, au problème des juifs d’origine espagnole ou de nationalité espagnole (grâce au décret de 1924). Ces derniers réclament l’aide et la protection de l’Espagne au moment où leur propre gouvernement les abandonne aux nazis.
Grâce à l’action de plusieurs ambassadeurs consuls d’Espagne informés du sort réservé aux déportés, en particulier Sebastian Romero, Julio Palencia, Romero Radigales, Bernardo Rolland et Angel Sanz Briz qui harcèlent sans cesse leur ministère à Madrid, des visas individuels sont accordés, permettant ainsi à plusieurs milliers de personnes de fuir. Dans certains cas, comme en France ou en Grèce, les biens des juifs espagnols furent protégés par les autorités consulaires et restitués après la guerre.
La politique du général Franco et de ses ministres, sans être favorable aux juifs, n’est pas antisémite. Les autorités franquistes voient dans l’existence des juifs séfarades, le témoignage d’une période brillante de l’histoire de leur pays. Toutefois, dans la position de neutralité favorable à l’Axe, il reste primordial d’adopter une politique prudente, tenant compte des rapports de force entre les Alliés et l’Axe.
Paradoxalement, en 1941, l’Espagne décide la création de l’Institut Arias Montano, appelé à devenir, avec sa revue Sefarad, l’un des centres les plus réputés pour l’étude du judaïsme espagnol et de sa diaspora.
En 1949, une petite synagogue s’ouvre discrètement à Madrid, dans un appartement. En 1952, on procède de même à Barcelone. Bien que le catholicisme soit religion d’État, ces petites communautés sont tolérées. En 1967, une synagogue est construite à Madrid, la première depuis 1492. En 1978, la nouvelle constitution adoptée par les Espagnols garantit la liberté de religion et de culte à tous les citoyens. Aujourd’hui, il y a environ 12000 juifs en Espagne, avec des communautés implantées à Madrid, Barcelone, Valence, Séville, Malaga et dans les enclaves du Maroc, Ceuta et Melilla.