
La terre d’Alsace est chargée d’histoire juive : dans un village comme Schirrhoffen vers 1850, les juifs étaient au nombre de 450 sur une population totale de 650 âmes. Aujourd’hui, on peut recenser plus de 200 sites spécifiques (synagogues, bains rituels, cimetières…). Hélas, de nombreux lieux fermés, abandonnés ou situés à l’intérieur de propriétés privées se dérobent aux yeux du visiteur. Si le bourg de Rouffach , dans le Haut-Rhin, peut s’enorgueillir de posséder les vestiges d’une synagogue du XIIe siècle, vous n’y verrez que la façade ravalée d’une banale maison à colombages.
Ailleurs, les synagogues villageoises du XIXe siècle offrent un étonnant panorama architectural. L’émancipation du judaïsme se lit sur la pierre : il suffit de comparer la façade discrète de la synagogue d’Hochfelden (Bas-Rhin), construite en 1841, à celle de Saint-Louis (Haut-Rhin), consacrée en 1904, qui élève fièrement vers le ciel ses deux bulbes de style rhénan.
Depuis quelques années, un immense effort a été entrepris pour sauver le patrimoine juif alsacien. Synagogues restaurées et musées aménagés forment aujourd’hui un parcours juif passionnant et unique en son genre. L’Agence de développement touristique du Bas-Rhin gère ce programme et propose brochures et calendriers d’animations.
L’Alsace est un des lieux les plus emblématiques de l’histoire juive européenne. La présence de nombreux lieux marquant ce patrimoine culturel est unique dans un si petit périmètre. Néanmoins, il semble urgent, face à la recrudescence des préjugés et actes antisémites, d’assurer le lien entre cette histoire millénaire, le dynamisme encore très présent de certaines communautés et un partage futur pacifié de ce patrimoine culturel. Un grand projet est justement en train de voir le jour : celui d’inscrire les synagogues d’Alsace au Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Rencontre avec un de ses porteurs, Thierry Koch, président des Journées Européennes de la Culture Juive – France.
Comment est né ce projet d’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco ?
Thierry Koch : L’inscription des synagogues d’Alsace au Patrimoine Mondial de l’UNESCO est une idée qui a été formulée dès 2006(*). Depuis les premières portes ouvertes dans le Bas-Rhin en 1996, les initiatives se sont multipliées, mais le plus souvent en ordre dispersé, pour étudier, préserver et promouvoir le patrimoine matériel et immatériel alsacien du judaïsme. Parmi les buts poursuivis : sensibiliser les propriétaires, les collectivités territoriales et les populations au devenir d’un patrimoine menacé par la disparition inéluctable des communautés juives autrefois dispersées dans la ruralité alsacienne ; protéger les sites contre les profanations qui se sont multipliées à partir des années 2000 ; documenter historiquement et scientifiquement ce patrimoine. Devant le risque d’éparpillement des actions et le vieillissement des pionniers, il apparaît désormais nécessaire de passer à la vitesse supérieure. Comment ? A travers un projet pérenne de moyen et long terme, mobilisateur et fédérateur de toutes les énergies et compétences. De l’autre côté du Rhin, la labellisation au Patrimoine Mondial de l’UNESCO obtenue successivement par les sites juifs du SchUM (Spire, Worms, Mayence) en 2021, puis d’Erfurt en 2023, a montré la voie. C’est pourquoi le projet d’inscription des synagogues d’Alsace au Patrimoine Mondial a été « ressorti des tiroirs ». Il s’impose comme le projet ambitieux répondant au besoin. Son atout majeur est la densité exceptionnelle sur un même territoire que présente la « collection » des 80 synagogues d’Alsace. Ceci est sans équivalent dans toute l’Europe.
(*) : note de M. Jean-Pierre Lambert

Les autorités municipales et régionales y prennent part de quelle manière ?
Au cours des 25 dernières années, les autorités municipales, départementales (les deux départements et aujourd’hui la Collectivité européenne d’Alsace) et régionales (Région Alsace et aujourd’hui Région Grand-Est) ont accompagné bon nombre des initiatives évoquées précédemment. Il est clair que ces autorités seront appelées à prendre une part essentielle dans le projet de labellisation au Patrimoine Mondial. Leur présence sera déterminante pour la crédibilité du projet. D’abord au moment de la sélection nationale par le ministère de la Culture, ensuite lors de la présentation et de la défense du projet devant le comité de sélection de l’UNESCO. De plus, les collectivités territoriales seront appelées à assurer une part du financement nécessaire à l’élaboration du projet puis à la réalisation des infrastructures et aménagements qui conditionneront l’obtention et, plus tard, le maintien du label Patrimoine Mondial. D’ores et déjà, la Région Grand-Est finance un poste pour l’inventaire scientifique en cours des synagogues d’Alsace. Un autre exemple de ce qui est déjà fait est l’accueil des associations du Pôle du Judaïsme Rhénan dans la Maison du Patrimoine, dans l’Hôtel des Joham de Mundolsheim, une maison du 13è siècle située 15 rue des Juifs, au cœur de l’ancien quartier juif médiéval de Strasbourg, bâtiment entièrement rénové par la CDC et remis en don mécénal à la Ville de Strasbourg.

Quelles sont les autres institutions qui y participent ?
Sur le plan juridique, pour pouvoir accueillir les autorités municipales, départementales et régionales, le projet sera vraisemblablement porté par un Groupement d’Intérêt Public (GIP). Cette structure permettra de faire travailler ensemble des acteurs publics et des associations, sans oublier les deux acteurs essentiels que sont les Consistoires Israélites du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, propriétaires d’une part importante des synagogues.
Pour pouvoir lancer le projet dès ce début d’année 2025, il a été décidé de créer dans un premier temps une association de droit local pour regrouper toutes les institutions autres que les collectivités territoriales. Cette association est conçue comme un préfigurateur du futur GIP.
Les sept institutions appelées à fonder l’association de droit local en cours de création sont : le Consistoire Israélite du Bas-Rhin, le Consistoire Israélite du Haut-Rhin, la Maison du Judaïsme Rhénan, les Routes du Judaïsme Rhénan, la Société pour l’Etude du Judaïsme d’Alsace-Lorraine, l’Association René Hirschler (qui est une composante strasbourgeoise du Bnai Brith de France), JECPJ-France (Journées Européennes de la Culture et du Patrimoine Juif en France). Parmi ces associations il faut tout particulièrement souligner le rôle fédérateur de la Maison du Judaïsme Rhénan, présidée par Mme Catherine Trautmann, ancienne Maire de Strasbourg et ancienne ministre de la Culture. C’est cette association qui a permis de doter le projet d’un cadre matériel, au sein de la Maison du Patrimoine de Strasbourg.

Ce projet a-t-il une importance particulière en cette période de montée fulgurante des actes antisémites ?
Oui, nous le pensons. Inscrire les synagogues d’Alsace au Patrimoine Mondial, c’est d’abord rappeler la présence historique très ancienne des Juifs sur cette terre d’Alsace, les liens étroits tissés autrefois dans la ruralité entre les Juifs et leurs voisins chrétiens (catholiques ou protestants). C’est aussi, lorsque le projet aura abouti, faire des synagogues d’Alsace un objet de fierté pour toute l’Alsace afin que la population puisse réellement s’approprier ce patrimoine alsacien du judaïsme. Enfin, les réalisations muséographiques et pédagogiques qui seront induites par ce projet de labellisation constitueront autant d’outils à disposition non seulement des touristes, mais aussi de la population locale et particulièrement des jeunes générations, dans une perspective informationnelle et éducative.